Sur les gradins, on rit…aussi parfois. Un article de C.Bromberger, toujours d’actualité.

Facétie et moquerie dans les stades de football  –  Christian Bromberger (article publié dans « le monde alpin et rhodanien » n° thématique « la moquerie » 1988)

« Se la Juve è magica, Cicciolina é virgine »

(Inscription relevée à Naples après la victoire en championnat du club de cette ville, en 1987, victoire consacrant la revanche du Sud sur le Nord. (La « Juve » désigne la Juventus de Turin).

Un match de football est un drame à l’issue incertaine, dont le déroulement et le spectacle semblent laisser bien peu de place à la facétie, cette mise à distance amusée de soi, des autres, des événements. Sur le terrain et les gradins, les grands moments de la partie sont empreints de tension ou de liesse, de souffrance ou d’explosions de joie et l’on aurait grand peine à discerner, ici ou là, la trace d’un sourire, complice ou badin, détaché. Avant la rencontre, un silence pesant règne dans les vestiaires où les joueurs se concentrent, tandis que les clameurs et la tension » montent » dans les virages du stade où se regroupent les « commandos » et les « brigades » des supporters les plus ardents. Pendant la partie, les visages des spectateurs sont tendus, crispés, si le sort demeure incertain ou défavorable, tandis que les joueurs souffrent sur le terrain. Au but de la victoire, le monde, d’un coup, bascule : glissades et embrassades des joueurs, joie bruyante dans les gradins, mêlées de supporters formant une vague où les corps, dans le bonheur, se fondent. Selon l’issue du match, la sortie du stade sera lugubre, la nuit, pour les joueurs et les supporters les plus fervents, agités, parcourue de remords, de regrets, ou, au contraire, la fête et le vacarme se prolongeront à travers la ville, jusqu’à une heure tardive.

Ce sont aussi des épisodes intenses, tragiques ou joyeux, que notre mémoire retient des grands matches de football : Battiston abattu par Schumacher lors de la demi-finale du championnat du Monde en 1982, Platini brossant un coup-franc décisif ou brandissant la Coupe d’Europe des Nations, le masque d’angoisse des dirigeants sur le banc de touche, les visages et les corps soudain figés des supporters brésiliens quand Luis Fernandez élimine, d’un « coup de pied au but » (un véritable coup de dés, dans le contexte de la partie) leur équipe du Mundial mexicain. Émotions vives, où le comique dérogerait, comme il déroge et dérange dans les grands genres dramatiques. Or c’est à ceux-ci que se rattache aujourd’hui le match de football, condensant et théâtralisant les valeurs cardinales de l’imaginaire contemporain (le sens de l’effort, l’esprit d’équipe mais surtout la compétition, la chance, l’incertitude des statuts, etc.), opposant « nous » aux « autres », mettant en présence le bien et le mal, la justice et l’injustice, symbolisées par la figure noire de 1′ arbitre (1). Autant d’enjeux essentiels qui entraînent une intense participation et ne prêtent guère à sourire. On ne badine pas avec un match de football. Tel esprit supérieur qui, au plus fort du drame, manierait l’ironie, l’apprendrait vite à ses dépens.

Fondamentalement, la pratique et le spectacle sportifs ne sont pas des histoires drôles. Seul le match de catch, précisément parce qu’il se présente comme l’inversion d’une compétition sportive régulière, est un genre explicitement facétieux : art du simulacre, parodie de lutte, réflexion comique sur un sport sérieux, pantomime burlesque où triomphe le « chiqué » jusque dans les surnoms dont s’affublent les pratiquants ( » L’Ange blanc » face au « Bourreau de Béthune »),(2). Dans les autres sports, la facétie ne fait irruption, sur un mode intentionnel, qu’en marge de la vraie compétition, et dans des proportions fort variables selon les disciplines. La palme revient, dans ce domaine, au rugby, quand d’anciens joueurs organisent entre eux une parodie de rencontre ou quand leurs cadets fêtent joyeusement la « troisième mi-temps »; autant de marques de l’esprit ludique, carnavalesque, qui caractérise les entours de ce sport, autant de pratiques facétieuses quasi inexistantes chez les footballeurs où domine le sérieux du professionnalisme. Ne pourrait-on, à ce sujet, opposer deux points de vue sur le monde, l’un rugbystique, modelé par l’imaginaire de la fête rurale et par les facéties de carabin, le second footbalistique, pétri dans l’univers du travail industriel et urbain ? Même au rugby cependant les épisodes intentionnellement facétieux se situent aux marges de la rencontre (3). Le comique dans un stade où se déroule une vraie compétition ne semble, au premier constat, qu’accidentel ou interstitiel. Vaut-il donc la peine d’explorer cet interstice, d’en mesurer l’ampleur ? A coup sûr, oui.

Non pas tant pour inventorier des textes, des attitudes, des procédés que pour apprécier, à leur juste mesure, les virtualités comiques de l’objet du spectacle et surtout le degré de participation des spectateurs à l’événement.

Communion totale, pour reprendre un cliché journalistique, ou communion parfois légèrement distanciée par le rire et quelques autres attitudes ?

Faisant du jeu un drame, les spectateurs ne font-ils pas parfois du drame un jeu ?

LE MATCH DE FOOTBALL PEUT-IL PRÊTER A RIRE ?

Y a-t-il des sports – des «vrais» – qui, par l’éventail de leurs propriétés, prédisposent davantage que d’autres au comique de situation ?

Cette question paraîtra indûment naturalisatrice à certains sociologues, déniant toute qualité structurelle aux phénomènes pour n’en cerner que les manipulations dans le champ social. Pour eux le rire comme le sens ne seraient que de circonstance, toujours produits, jamais donnés, purement réductibles aux positions qu’adoptent, à leur gré ou à leur insu, les acteurs face à telle ou telle situation. Que le rire soit un point de vue – variable- sur le monde, on en conviendra tout à fait mais on avancera que, dans le domaine sportif qui nous intéresse ici, certaines pratiques recèlent plus de virtualités facétieuses que d’autres. Dans un sprint ou une course automobile, le comique ne peut être qu’accidentel, au sens philosophique comme au sens commun du mot : un coureur de relais qui ne parvient pas à s’emparer du témoin, un coureur automobile qui fait un tête-à-queue sans gravité et se retrouve couvert de paille après avoir heurté les bottes qui bordent le circuit. On notera d’emblée – et ici en parfait accord avec les « contextualistes » – que de telles situations sont perçues et conçues, sur l’axe menant du comique au tragique, de façon radicalement différente selon que l’on est acteur ou spectateur, supporter ou adversaire… Toujours est-il que dans ce type de pratiques sportives les virtualités facétieuses sont limitées et se cantonnent au domaine de l’accidentel.

Le cas du football – comme celui d’autres sports d’équipe, le rugby en particulier – est sensiblement différent, le fortuit et la duperie y tenant des rôles. Essentiels. L’aléatoire, l’imprévisible occupent, en effet, dans ce sport, fondé sur l’utilisation a-normale du pied, de la tête et du torse, une place considérable, non pas accidentelle mais, pour ainsi dire, structurelle.

La complexité technique du jeu (diriger précisément le ballon avec le pied), la diversité des paramètres à maîtriser (la position des partenaires, des adversaires, l’appréciation de la situation) entraînent des situations inattendues, qui rehaussent le piment dramatique du spectacle et suscitent parfois le rire, quelle que soit, par ailleurs, la tension qui pèse sur le match.

Le ballon peut ainsi prendre une direction tout à fait imprévue – parfois celle des buts – après avoir ricoché (« comme au billard», disent les commentateurs) sur des pieds, des jambes, des torses et des têtes qui s’amassent dans la surface de réparation ; l’arbitre peut se trouver sur la trajectoire de la balle et la dévier involontairement (ce qui suscite les bordées facétieuses du public) ; un joueur chevronné peut faire une« superbe toile », « ratant son contrôle » ou sa « reprise de volée » ; un« faux rebond » peut dérégler la stratégie la mieux élaborée et, à rebours, comble de l’aléatoire, un tir raté peut se révéler plus efficace, parce qu’imprévisible, qu’une frappe techniquement parfaite, «comme à l’entraînement ». Autant de situations virtuellement comiques, véritables disjonctions par rapport aux séquences normalement attendues (4). Mais c’est surtout à la duperie et à la ruse, composantes essentielles du jeu, que le match de football doit sa tonalité facétieuse intrinsèque. Le dribble ou la feinte, avec ses variantes plus ou moins sophistiquées (le crochet, le râteau, le petit pont, le grand pont, le lobe, etc.), est un des schèmes fondamentaux de la pratique de ce sport. Le jeu d’attaque et, en particulier, le débordement sur les ailes reposent largement sur cette capacité à tromper régulièrement l’adversaire. Ne dit-on pas, d’un ailier virtuose, qu’il « s’amuse », qu’il «ridiculise » l’arrière qui lui est opposé en lui donnant le « tournis » ? A Marseille, l’évocation de Roger Magnusson, extraordinaire dribbleur suédois, qui participa au doublé (victoire en Championnat et en Coupe) de 1972, suscite ainsi sourire et émotion ; à Naples chaque dribble réussi de Maradona est salué par une ovation où se conjuguent l’enthousiasme et une délectation bouffonne. Et qui ne se rappelle, parmi les amateurs de football, telle feinte emphatique de Pelé, tentant un lobe du centre du terrain pour tromper le gardien de but adverse qui s’était imprudemment avancé ?

Ruse dans le jeu, ruse aussi pour contourner ou faire appliquer en sa faveur les règles du jeu. Le football est sans doute un des sports où la latitude dans l’interprétation des règlements est la plus grande (quand il s’agit d’apprécier, par exemple, si une main est volontaire ou involontaire, un tackle régulier ou irrégulier) et, partant, le rôle dévolu à l’arbitre le plus écrasant. Un tel champ d’incertitude fournit un terrain de choix au simulacre et à la dissimulation. Un sprinter, fût-il le filou le plus madré, ne pourra guère mettre en œuvre sur la piste son penchant pour la ruse.

A l’inverse un footballeur, oublieux du « fair-play », pourra multiplier les artifices pour peser sur l’issue du match et sur les décisions de l’arbitre : en retenant discrètement un adversaire par le maillot, en s’effondrant dans la surface de réparation, terrassé par un coup qu’il n’a pas reçu, simulacre parodique qui suscitera, parmi ses supporters, des appels à la sanction (« Pe-nal-ty »), entrecoupés de sourires entendus, et, parmi ses adversaires, des hurlements scandalisés (« Chiqué »,« Ci-né-ma »). La « comédie » les protestations vertueuses après une faute et avant une sanction, l’emphase pour souligner une irrégularité, la duplicité face à l’adversaire et face à l’arbitre, etc.) est ainsi devenue consubstantielle au jeu, dans des proportions variables selon l’importance de l’enjeu mais aussi selon les styles sociaux, régionaux ou nationaux de la pratique.

La facétie dans un stade s’alimente à bien d’autres registres – nous y reviendrons – qu’aux seules virtualités comiques inhérentes au jeu. Ces virtualités sont, au demeurant, l’objet de réactions contradictoires selon la position que l’on occupe sur le terrain et dans les gradins : berneur ou berné, supporter de berneur ou de berné. Mais le comique passe d’un camp à l’autre, selon les situations, tempérant, par intermittence, le drame. Sous ses différentes figures (irruption de l’imprévisible, duperie par la feinte des joueurs adverses, duperie de l’arbitre par le simulacre ou les dénégations, etc.), ce comique latent est, par ailleurs, plus ou moins apprécié selon les types de public (on ne soulignera jamais assez l’hétérogénéité d’une foule sportive qui ne s’apparente en rien à une meute unanime ou anarchique).

Au sein d’une bande de jeunes, on rira, par exemple, volontiers d’une tricherie à l’insu de l’arbitre : « Champion ! Il te l’a mis (le but) de la main et l’arbitre a rien vu ! », alors que des spectateurs défenseurs de la loi (il en existe même dans les stades) protesteront, l’action litigieuse fût-elle favorable à « leur» équipe.

Mais ce goût pour la facétie du jeu se module surtout selon les traditions régionales ou nationales. Dans un article très suggestif, R. Da Matta note qu’une des propriétés stylistiques du football brésilien est le « jeu de la taille », c’est-à-dire une malice, une filouterie même » (5) visant à esquiver l’adversaire, au lieu de l’affronter directement. Da Matta voit dans cette particularité stylistique l’illustration de « la règle d’or de l’univers social brésilien « consistant », précisément, à savoir s’en sortir, esquiver des situations difficiles, avec tant de dissimulation et d’élégance que les autres en viennent à penser que tout était fort aisé » (6). Le style de jeu apparaît ainsi comme la symbolisation d’un « imaginaire collectif » (7), la dramatisation stéréotypée d’un mode spécifique d’existence. La facétie, la ruse, la malice participent plus ou moins, selon les traditions régionales et nationales, à cette représentation idéale de soi. On les apprécie à Marseille, comme à Naples, où l’on aime le jeu fantasque, le panache, la virtuosité et le spectaculaire (schèmes dominants des imaginaires locaux) ; on y est moins sensible à Turin et à Barcelone, villes industrielles et industrieuses du Nord (tout nord est relatif…), où les feintes répétées, le jeu malicieux sont considérés comme des fioritures inutiles et où l’on valorise surtout l’organisation, la rigueur et l’efficacité. Le  » Juventus stile  » – le style de la Juventus de Turin – est ainsi symbolisé par les trois S :  » Semplicità, Serietà, Sobrietà  » (« Simplicité, Sérieux, Sobriété »), devise inventée et imposée par E. Agnelli, président de la Fiat et du Club des années 20 à la fin des années 50. Le goût variable pour le jeu facétieux, modelé par les imaginaires locaux, influe sur la popularité et la destinée des joueurs : Diego Maradona, virtuose facétieux, voire roublard, s’adapta mal au style du « Barça » (le Football Club de Barcelone) mais réussit pleinement à Naples où on lui reconnaît des origines italiennes (fort incertaines) et l’œil malicieux d’un enfant des quartiers populaires de la ville. La popularité des dirigeants, si elle tient d’abord au succès de l’équipe, repose aussi sur leur capacité à incarner les dimensions imaginaires où l’on se plaît à se reconnaître : la malice et la facétie contribuèrent à la renommée de Marcel Leclerc, président de l’O.M. (8) aux temps les plus glorieux du club (1969-l972). Ainsi se souvient-on encore aujourd’hui qu’au soir du « doublé » historique de 1972 celui-ci plongea dans le Vieux Port, fêtant, sur un mode burlesque, l’exploit de son équipe. L’accueil chaleureux que réserva la population marseillaise, en 1986, à Bernard Tapie tient d’abord aux promesses de renouveau et de succès sportif qu’une telle présence à la tête du club laissait espérer ; mais sa popularité n’aurait sans doute pas été aussi rapide si les qualités que le nouveau dirigeant se plaisait alors à exhiber n’avaient recoupé les stéréotypes de l’imaginaire marseillais ; la devise de Tapie, les trois R., inclut le Rêve, le Risque et… le Rire, contrepoint aux trois S austères de la famille Agnelli. Le goût pour la facétie du jeu, pour la malice des dirigeants… se module ainsi selon une géographie et une sociologie du rire dont l’anthropologie populaire, à défaut de l’anthropologie tout court, se plaît à dessiner les contours.

LA RHÉTORIQUE FACÉTIEUSE DU SUPPORTERISME

« On s’est bien marré au match1 ». Ce constat, plutôt fréquent chez les jeunes supporters, ne signifie pas, sinon occasionnellement, que la partie a été riche en épisodes cocasses mais que l’on a « participé » au match sur un mode emphatique et parodique. On a soutenu son équipe avec ferveur, constance, sincérité mais sans s’interdire un clin d’œil, un excès verbal que l’on juge soi-même excessif, un défi amusé aux autres ou aux siens.

Le match de football se singularise, par rapport à d’autres formes de représentation (sportives y compris : le silence est de mise autour d’un terrain de tennis), par une intense participation corporelle et sensorielle des spectateurs. Le comique, comme le tragique, s’exprime ainsi à travers divers registres (verbal, gestuel, instrumental, graphique, etc.) tantôt associés, tantôt disjointes : voix, commentant la partie, prodiguant encouragements et insultes, entonnant à l’unisson des slogans rythmés et des chants ; instruments (tambours, klaxons, sifflets, trompettes, crécelles…) scandant les encouragements à l’équipe ; gestes et postures codifiés pour signifier l’enthousiasme, le désarroi à des phases bien particulières de la rencontre (lever le bras et tendre la main ouverte – ou le poing – à l’annonce de la composition de l’équipe, sautiller et lever les bras en signe de victoire lors d’un but, etc.) ; gestes descriptifs à l’adresse des adversaires (bras d’honneur,  » cornes  » en Italie stigmatisant l’ennemi comme un mari trompé et protectrices du mauvais sort) ; écriture, ayant pour support des banderoles, où figurent des messages d’encouragement pour les siens, d’insultes pour les autres, ou encore le nom du groupe de supporters auquel on appartient ; écriture aussi, faite de lettres amovibles, permettant de composer plusieurs messages différents au fil de la partie (cette spécialité des tifosi – supporters – italiens suppose une minutieuse programmation); dessins caricaturaux stigmatisant les adversaires ; Emblèmes ostentatoires, aux couleurs du club que l’on soutient : étendards, vêtements, parure (écharpes, perruques, grimages des visages…), ou symbolisant le malheur que l’on souhaite à ses adversaires (tête de mort, masque de diable, cercueil aux couleurs du club rival…).

Ces représentations visuelles et vocales, cette participation mimétique par le corps sont tout à la fois des pratiques de supporterisme et des objets de spectacle pour le public assemblé dans l’espace annulaire du stade, où l’on voit tout en étant vu, où les spectateurs sont aussi acteurs, théâtre dans le théâtre en somme. L’expression de l’engouement pour son club, et de l’inimitié pour les autres, ne s’arrête pas aux limites du stade ; inscriptions sur les murs, banderoles suspendues à travers les rues, ville même parée aux couleurs du club (comme ce fut le cas à Naples, devenu bleu azur après la victoire de l’équipe en Championnat en 1987), cafés et sièges de sections de clubs de supporters où se préparent les panoplies et se prolongent les rumeurs du stade, univers privé que les supporters les plus ardents transforment en une sorte d’autel domestique où ils conservent les reliques de leur participation (billets d’entrée, motte prélevée sur la pelouse du stade…) et des emblèmes de leur équipe (photos, drapeaux, autographes, maillots de joueurs). La joie, la peine, la ferveur, le dépit s’expriment à travers ces différents registres de bruits, de gestes et d’emblèmes ; le rire- plutôt rare – aussi. Selon quelles modalités ?

La parodie

Les comportements des supporters balancent entre le dramatique et le parodique : ambiguïté, frontière incertaine qui se déplace en fonction de l’importance de l’enjeu et de la tournure prise par les événements (une « faute » d’arbitrage, par exemple). Les mêmes insultes pourront ainsi être proférées, selon le contexte, sur un ton de rage ou sur un mode plus bouffon et distancié (tel le rituel  » Enc…  » que scandent les supporters de l’O.M. à l’adresse de l’arbitre) ritualisé, ce qu’elle nous dit et nous montre à travers emblèmes et slogans :

la guerre, l’amour des siens et la haine des autres, la disqualification sexuelle de l’adversaire ; à d’autres moments, plus relâchés, elle glisse vers une mise en scène satirique de ces mêmes thèmes et comportements, rituels au second degré pour ainsi dire. Quels sont plus précisément les caractéristiques génériques et les référents de ces parodies ambiguës qui tout à la fois consacrent et atténuent le drame ? Certaines reproduisent une cérémonie de deuil ; avant une rencontre importante on diffuse un faire-part annonçant sur un mode burlesque le décès de l’équipe adverse ; au début du match les « Ultras» « (9) exhibent un cercueil ou un crucifix aux couleurs du club rival ; quand un joueur adverse est blessé retentit des virages une sonnerie aux morts. La plupart de ces représentations mi-parodiques mi-dramatiques puisent dans le registre de la guerre : étendard (un ardent supporter de l’O.M. me disait être allé à tel match, fait exceptionnel, « en civil »), noms dont se baptisent les groupes « ultras » (« North Yankee Army » occupant le virage nord du stade vélodrome de Marseille,» Warriors », « Fighters », « Legione », « Brigatta », « Falange d’assalto », complétés par le nom du club en Italie), fanfares où retentit, pour soutenir une attaque, une trompette scandant « la charge de la Brigade Légère » ; le choix des mélodies des chants et des rythmes. Des slogans témoignent aussi parfois d’une intention parodique, au moins originelle : Ave Maria de Lourdes, hymne des Sudistes dans le virage sud du stade de Marseille, airs d’opéra de Verdi en Italie, rythmes de slogans politiques (« L’arbitre, salaud, l’O.M. aura ta peau ! », « Qui c’est les plus forts, les plus forts c’est l’O-M. ! » à l’instar du soixante-huitard « Ce n’est qu’un début, continuons le combat! »). La parodie est plus explicite encore quand les supporters opèrent intentionnellement un changement de registre, une disjonction sémantique ou stylistique, au cours d’un même message : on le voit dans les faire-part où la mise en bière suscite la joie ; on repère ce même procédé dans le slogan suivant scandé d’abord mezzo voce : « Oh ! l’arbitre, écoute la voix du seigneur ; Enc… « , ce dernier terme, on le devine, étant hurlé à pleine voix, ou encore dans ce chant fraternel transformé par les « Ultras » marseillais en chant de guerres à venir : « Ce n’est qu’un au revoir Paris, Ce n’est qu’un au revoir ! ». On saisit aussi cette intention parodique quand tel supporter achève chaque salve d’applaudissements par un bras d’honneur. La parodie se prolonge, à l’extérieur du stade, en un amalgame facétieux quand des lycéens et étudiants scandent sur La Canebière en décembre 1986 : « Devaquet, salaud, l’O.M. aura ta peau ! ».

Tous ces procédés témoignent, à des degrés divers, d’une distanciation satirique mais conservent une profonde ambiguïté : ils se fondent sur l’entrecroisement amusé de genres qui, eux, n’ont rien de facétieux (la cérémonie de deuil, la guerre, le rituel religieux…), et dont on aurait bien tort de croire qu’ils sont convoqués ici arbitrairement) ; ils se signalent, par ailleurs, au fil du match par leur précarité : quand la tension devient trop vive l’écran facétieux tombe d’un coup, laissant la place à une violence ritualisée – symboles et insultes reprennent alors leur sens propre – et, beaucoup plus exceptionnellement – quoi qu’on craigne -, à une violence en action.

L’emphase

Trait définitoire du supporterisme, l’excès de participation balance aussi entre dramatisation et mise en scène satirique de soi. Grimages, vêtements, parures aux couleurs du club symbolisent une adhésion et une identification sincères à l’équipe, qui se conjuguent souvent avec une exagération consciemment bouffonne. Ainsi l’accoutrement de certains supporters tient-il tout à la fois de la panoplie guerrière et de la mascarade carnavalesque, où le trait est grossi jusqu’à la démesure : perruques et chasubles aux couleurs criardes, profusion d’emblèmes arborés fièrement tout autant pour encourager son équipe que pour paraître (1l), sur un mode facétieux, aux yeux de ses voisins. Postures, gestes sont parfois aussi marqués du sceau d’une emphase volontairement caricaturale. Il en est ainsi dans le haut des virages du stade – ces hauts lieux du véritable supporterisme – quand l’équipe que l’on soutient marque un but : cris de joie sincères, embrassades puis mêlée indescriptible (les jeunes supporters dégringolent alors les uns sur les autres, caricaturant leur liesse). Emphase visuelle aussi, facétieuse à souhait, à l’extérieur du stade : non seulement les murs des quartiers populaires de Naples ont été peints en bleu azur mais aussi les panneaux de signalisation. Emphase dans l’insulte, profondément ambiguë, à la limite du rire grinçant et du tragique, quand les tifosi scandent à l’adresse d’un joueur adverse blessé « Devi morire ! ». Emphase dans les louanges que l’on adresse à son équipe, non sans connivence amusée par l’énormité des métaphores que l’on file : « Napoli alza gli occhi e guarda il cielo : è l’unica cosa piu grande di te » (« Naples lève les yeux et regarde le ciel : c’est la seule chose qui soit plus grande que toi ») ; « Azzuri siete la decima di Beethoven ! » («Bleus azur vous êtes la dixième de Beethoven ! «), lit-on, par exemple, sur des banderoles suspendues dans les rues de Naples. Emphase enfin – nous y reviendrons – dans la provocation et la disqualification de l’adversaire, qui s’alimente à un rire corrosif et grinçant.

Le degré zéro du supporterisme se traduirait par de simples applaudissements ponctués de « Vive… « ,  » Bravo  » et de « A bas… »,  » A mort… » et autres expressions conventionnelles. Parodie et emphase délibérée expriment un écart, une prise de distance par rapport aux sentiments graves que l’on éprouve. Le temps incertain d’un rire, souvent grinçant, dont le jeu de mots est un des ressorts majeurs.

Si le football est un jeu métamorphosé en drame, l’esprit ludique resurgit, par intermittence, dans les gradins, à travers le jeu verbal. Jeu sur la forme des mots pour produire un nouveau sens, jeu sur le sens des mots pour produire une nouvelle forme. Calembours et « à-peu-près » (ou paronomases), d’une part, assignations facétieuses d’un sens par attraction homonymique, métaphores, métonymies…, de l’autre, substitutions ludiques du sens conventionnel des mots. Dans les deux cas, comme dans la parodie, le comique repose sur le « télescopage » de registres que la logique inhérente à la langue et l’expérience quotidienne dissocient (12). Parenthèse dans le temps, l’espace et les normes de tous les jours, l’effervescence du stade se prête tout particulièrement à l’invention et à l’expression dé ces « courts-circuits » de la pensée.

Fournissons quelques exemples de ces jeux de mots qui prennent souvent la forme d’inscriptions sur des banderoles ou sur les murs de la ville. A Marseille, La passion pour l’O.M. va de pair avec des sentiments d’hostilité très marqués contre Toulon (les rencontres entre les deux clubs, se disputant le leadership régional, prennent la forme de «derbies» explosifs), contre Paris, perçu comme une capitale arrogante, « foyer de racisme antimarseillais » et, depuis 1986, contre Bordeaux, érigé en pôle répulsif par excellence à la suite d’une série de différends entre présidents, joueurs et publics respectifs. C’est aux équipes de ces différentes villes que les supporters de l’O.M. mitonnent l’accueil le plus corrosif: crucifix, cercueils, lazzis brandis à leur intention. Le nom du président des Girondins de Bordeaux, Bez, prête à un court-circuit sémantique facile, que ne manquent pas d’exploiter les porteurs de banderoles : « O.M. te Bez », pouvait-on lire sur l’une d’entre elles, ces différents mots étant répartis astucieusement sur un phallus qui en formait le fond pictural. Voici plus élaboré, reposant sur des paronomases et un morcellement du signifiant :

« J’O.M la Bouillabez », légende d’une caricature de la tête du président Bez, représenté avec des dents de morse. Les initiales peuvent fournir le support de ces reconstructions sémantiques facétieuses, stigmatisant, c’est un trait fréquent, nous y reviendrons, le manque de virilité de l’adversaire : »P.S.G.

(Paris Saint-Germain) – Petits Soutiens-Gorge », calembour agrémenté d’un dessin évocateur…

En Italie, les Napolitains manifestent une hostilité très vive envers les clubs du nord du pays, qu’ils jugent méprisant et dominateur, et en particulier contre la Juventus de Turin, symbole d’une gloire arrogante à la mesure du phénomène industriel (Fiat) qui l’a modelée. Le nom de la famille présidente de l’entreprise, Agnelli, prête à l’équivoque homonymique, transformée en moyen de dérision par les supporters napolitains. Ainsi dans l’inscription suivante consacrant la victoire en championnat du Calcio Napoli sur son prestigieux rival : « meglio come il ciuccio che come gli agnelli » (« Mieux vaut être comme l’âne – emblème du club napolitain- que comme les agneaux »). Autres temps forts de la dérision, les matches de Coupe d’Europe, où la disqualification de l’équipe adverse emprunte aussi volontiers le biais de la paronomase ou du calembour. Recevant Bordeaux à Turin en 1985, les « juventini » (supporters de la Juventus) scandaient « Brigitte Bordeaux », hommage dérisoire à la grâce inefficace de leurs adversaires. »Accueillant » l’Ajax d’Amsterdam, en avril 1988, des supporters de l’O.M brandissaient une banderole où était inscrit « L’O.M. dissout l’Ajax » (collusion homonymique avec la marque de lessive), prétention rapidement démentie par le déroulement de la partie. Ces mêmes procédés ludiques et méta-linguistiques sont aussi utilisés pour se référer à soi et aux siens, non seulement pour dénigrer les joueurs défaillants de l’équipe que l’on supporte (ainsi, en 1985-86, l’O.M. comptait dans ses rangs un Danois, Kenneth Brylle qui ne fit pas de miracles ; le public populaire, rapidement désenchanté, le surnomma « Canette » !) mais aussi sur un mode laudatif où l’emphase n’exclut pas le sourire : le second club de Turin, le « Torino », s’est donné pour emblème le « toro » (taureau) ; quand Joseph-Antoine Bell, gardien de buts de l’O.M., réalise une parade spectaculaire, on peut entendre dans les gradins du stade-vélodrome: « C’est Bon-Bell ! », etc.

Jeux sur la forme, jeux facétieux aussi sur le sens pour fustiger – ou parfois pour vanter, par dépit – l’équipe adverse, que l’on assimile volontiers à l’un des emblèmes de la ville qu’elle représente. « Retourne à la mine ! », crie-t-on pour conspuer un joueur lensois ; « Figatelli ! » hurle-t-on à Olmeta, bouillant gardien corse du Matra Racing de Paris  » En cage les canaris ! « , aux joueurs nantais qui portent un maillot jaune, point de départ de cette chaîne de métaphores. « C’est du pur porc ! » , constate-t-on avec un sourire amer quand Strasbourg marque un but à l’O.M., etc.

Comme les jeux sur la forme, les jeux sur le sens peuvent être mis à profit pour dénigrer ceux qui, parmi les siens, ont démérité. En 1987 l’O.M.

recruta un solide milieu de terrain, Delamontagne, dont les exploits ne furent pas à la mesure de ce que suggérait son nom aux esprits facétieux ; des supporters le rebaptisèrent « Delacolline ». Ces associations ludiques de significations et de situations peuvent aussi être à l’origine des emblèmes que se sont donnés les clubs : ainsi les supporters de Toulon brandissent-ils un drapeau orné d’une superbe rascasse.., et ceux de l’équipe nationale suisse des cloches qu’ils agitent pour ponctuer les actions offensives ou fêter un but victorieux. Les figures facétieuses de style peuvent enfin pimenter les commentaires, qui ne se limitent pas à des invectives, des expressions laudatives ou à des constats bruts ; y fleurissent l’antiphrase, la métaphore, distanciations amusées de l’événement : quand un joueur dégage le ballon « dans les nuages » pour éloigner le danger, un spectateur ponctue l’action d’un « Oh ! le poète ! » ; quand un autre joueur se signale par sa lenteur, mon voisin d’un soir commente : « T’est sûr qu’il est pas Suisse ; il attend 20 ans pour faire une passe ».

Que nous dit, au fond, des enjeux symboliques du spectacle sportif cette rhétorique facétieuse – et sporadique – des supportersÊ? Au-delà des figures qu’elle met en œuvre, peut-on en dégager l’armature sémantique et les fonctions qu’elle remplit dans la trame du drame?

CE QUE MOQUERIE VEUT DIRE

Moyen corrosif de disqualification de l’Autre, la moquerie consacre et atténue tout à la fois l’intensité du drame. Elle la consacre car la parodie, l’emphase, les jeux verbaux s’épanouissent d’autant plus que l’adversaire est redoutable et que l’hostilité que l’on éprouve pour lui est forte. Ici, comme ailleurs (13), on rit d’abord de ce que l’on craint : du leader du championnat, d’une équipe honnie à la suite d’une longue tradition d’inimitié, de la vedette adverse, d’autant plus brocardée que menaçante et impériale, ou encore des siens quand la honte subie devient insupportable. Par là même le rire exorcise partiellement le drame, substituant le farcesque au tragique, la dérision à l’expression violente des sentiments ; il joue donc une fonction cathartique mais demeure pour cette raison empreint d’une profonde ambiguïté. Comme un mythe, le match, les passions, les commentaires qu’il suscite peuvent « à la fois parler de choses graves et faire rire ceux qui les écoutent »(14). Et ce rire demeure d’autant plus grinçant qu’il prend pour objets ou médiums des choses graves: la mort, le sexe, l’identité de l’Autre.

Deux fois par an, le derby entre le F.C. Torino et la Juventus de Turin, les deux clubs rivaux de la métropole piémontaise, constitue un des sommets du championnat italien. L’antagonisme entre les deux clubs est d’autant plus fort que chacun d’eux représente un univers social et culturel bien distinct. Le « Toro », c’est le local, un vieux prolétariat de souche, une population autochtone qui s’arc-boute sur son identité et sur la gloire révolue de sa cité. La passion « grenat » (la couleur dominante du club) s’enracine fortement dans la célébration du passé ; avant-guerre et dans l’immédiat après-guerre, le « Toro » était une des équipes phares du championnat italien ; en 1948, elle remportait pour la sixième fois le Scudetto (écusson, symbolisant la victoire en championnat) mais un événement tragique devait mettre un terme à cette période de splendeur: le 4 mai 1949 l’avion qui transportait les joueurs s’écrasait près de Turin, sur la colline de Superga ; depuis, chaque année, les supporters du « Toro » effectuent un pèlerinage sur le site du drame. La « Juve » représente, elle, un tout autre univers ; à la nostalgie du passé que symbolise le « Toro », elle oppose la superbe d’une équipe victorieuse, riche, au rayonnement universel, à la mesure de l’entreprise industrielle qui la soutient. Les supporters bianconeri (blancs et noirs) sont des ouvriers de la Fiat, souvent immigrés d’Italie du Sud, et des milliers de tifosi répartis à travers la région piémontaise, l’Italie et le monde, pour qui le club symbolise un modèle de réussite. Ainsi, pour camper grossièrement les choses, le « Toro » (qui évoque le nom et la puissance de la ville) et la Juventus (où s’efface la référence à Turin) s’opposent comme le local à l’universel, le passé au présent et au futur, l’infortune à la fortune… Dans un tel contexte d’opposition et de proximité spatiale, les passions s’exacerbent et les moqueries fleurissent comme jamais lors des rencontres entre les deux clubs. En ces occasions, les deux immenses virages du Stadio comunale constituent deux territoires nettement symbolisés: la Maratona est le fief des supporters du « Toro », la Filadelfia celui de la tifoseria bianconera.

D’un virage à l’autre fusent les insultes et les lazzis, scandés à tue-tête, inscrits sur des banderoles, composés à l’aide de lettres amovibles ou s’exprimant à travers un code de couleurs ; cette joute parlée, écrite et visuelle s’organise selon un crescendo, les offenses et les moqueries devenant au fil du scénario plus blessantes. On se traite d’abord mutuellement de lapins (« Conigli »), symboles de couardise; on stigmatise les échecs passés ou récents de l’équipe adverse : « Un miraclo non c’è stato e l’Hadjuk vi ha eliminato. » (« Il n’y a pas eu de miracle et l’Hadjuk (club de Split en Yougoslavie) vous a éliminé! », allusion à l’échec du« Toro » en Coupe d’Europe), ( » A noi le coppe, a voi sul culo le toppe ! » (« A nous les coupes, à vous les pièces [ravaudées] sur le cul ! ») disent des messages arrogants des tifosi de la « Juve » à l’intention de ceux du Torino.

A ces provocations, les supporters du « Toro » répondent par des tocades stigmatisant le ridicule atavique des joueurs de la Juventus : (« Gobbi, il pranzo é servito ! » (« Bossus, le repas est servi ! »), allusion aux casaques que portaient jadis les joueurs de la « Juve » et qui leur conféraient l’apparence de bossus quand l’air s’y engouffrait ; aujourd’hui démotivée, l’insulte fustige les tares que l’on attribue conventionnellement au bossu : malignité, esprit retors, aptitude à capter une chance imméritée. Mais surtout ils organisent un somptueux spectacle-défi en se parant successivement de grenat (leur propre couleur) puis de violet, de jaune et de bleu, couleurs symbolisant les clubs ennemis (Florence, Vérone) de leur adversaire, lui rappelant ainsi le capital d’inimitié qu’il suscite à travers le pays. Le ton montant, les supporters stigmatisent les vedettes du club adverse: aux Juventini qui disqualifient junior, le joueur brésilien du Torino, pour la couleur de sa peau (« Junior, lavati con Lip !», « junior, lave-toi avec Lip ! », une marque de lessive), les tifosi du «Toro» répondent en discréditant Serena pour son appât pour le gain (« Serena, puttana, Î’hai fatto pet la grana !», « Serena, putain, tu l’as fait pour le blé ! »,l’avant-centre international ayant quitté le Torino pour la Juventus, acte de « trahison », source d’amertume pour la tifoseria granata). Le défi moqueur atteint son paroxysme quand les supporters rappellent les épisodes les plus tragiques de l’histoire du club adverse. Quand les«juventini» exhibent une banderole où est inscrit: « Grande Toro, ti preghiamo :si prendi Î’aero, te lo pagiamo noi » (« Grand Toro, nous t’en prions : si tu prends l’avion, c’est nous qui te le payons », rappel moqueur du drame de Superga), les tifosi du Torino répliquent immédiatement :

((Animali, con voi Bruxelles é stato troppo onesta.’» («Animaux, Bruxelles a été trop bonne pour vous ! », évocation sarcastique du drame du stade du Heysel)(15).

Ces moqueries grinçantes et tant d’autres glanées au fil des matches soulignent, à la façon de caricatures, les enjeux saillants – sinon les plus fondamentaux – d’une rencontre de football: la célébration de l’identité locale, qui s’alimente à la dévalorisation de l’adversaire, appelle de ses vœux sa mise à mort symbolique, et l’exaltation de la virilité. Ces stigmatisations atteignent leur maximum d’intensité dans deux cas de figure, partiellement combinés lors des confrontations Toro-Juve ; dans le premier cas, l’excès de moquerie sanctionne la rivalité avec l’adversaire le plus proche, avec qui l’on dispute le leadership régional (d’où ces derbies passionnés où fusent les lazzis de part et d’autre du stade)(16) ; dans le second cas il vise le club plus prestigieux ou représentant la ville perçue comme la plus dominatrice.

A Marseille ce sont, on l’a dit, Toulon, les clubs parisiens et Bordeaux qui sont l’objet des stigmatisations les plus féroces. A Naples, Avellino, rival méridional, mais par dessus tout la Juventus de Turin, symbole arrogant de la réussite septentrionale, sont les cibles privilégiés des quolibets.

Mais quelles qu’en soient l’intensité et la fréquence, ces moqueries puisent à peu près toutes aux mêmes registres. Un grand nombre vise à disqualifier sexuellement l’adversaire, ravalé au rang d’un « enc… », d’une « Mademoiselle », nous rappelant que le stade est un lieu où se joue et se rejoue – selon une périodicité fixe et par le biais de la participation mimétique – l’identité masculine sur le mode du défi. Beaucoup de lazzis, par ailleurs, stigmatisent l’adversaire comme participant des marges de 1’« humanité », érigeant par là même la ville que l’on soutient en centre de l’oekoumène ; sont mis en œuvre, dans ce registre, les stéréotypes ethniques et régionaux, les oppositions entre le Nord et le Sud, l’ici et l’ailleurs, le blanc et le noir. Les supporters de Vérone accueillent l’équipe de Naples en brandissant une banderole où est écrit « Benvenuti in ltalia. » (« Bienvenue en Italie ! »), offense à laquelle les Napolitains répondent, avec ironie, après leur victoire en championnat : « Milano, Torino, Verona :

Questa è l’ltalia ? Meglio essere Africani » (« Milan, Turin, Vérone, c’est ça l’Italie ? Mieux vaut être Africain ! « ) ou encore : « L’Africa del Sud batte l’Africa del Nord ! » (« L’Afrique du Sud bat l’Afrique du Nord ! »). Rares exemples où l’ironie, reprenant à son compte le stigmate pour mieux stigmatiser le stigmatiseur, supplante les moqueries les plus blessantes fustigeant l’Autre dans ses différences et a fortiori dans son apparence (« Va te faire blanchir ! Retourne dans ta brousse! », entend-on, par exemple, à l’adresse des joueurs noirs de l’équipe adverse). Et on a vu, par ailleurs, que nombre d’insultes sont des variations sur le thème du sacrifice de l’adversaire.

Au fil du match, la moquerie la plus acerbe, puisant aux mêmes registres formels et sémantiques, peut progressivement changer de cible, si l’équipe que l’on soutient se fait humilier, abdiquant le sens de l’effort, la ferveur, la « conviction ». Des quolibets cinglants, variations sur la virilité déchue, soulignent et dissimulent tout à la fois le dépit que l’on éprouve : « Allez jouer aux billes ! », « Va faire le tapin ! ». On en vient à applaudir l’équipe adverse pour fustiger les siens et, parodie suprême, à plaquer sur le rythme des slogans d’encouragement des commentaires dérisoires. »Il-a-cen-tré », »Il-a-passé ! » scandera-t-on, par exemple, sur le même air et le même rythme que le « On-a-ga-gné ! » qui symbolise une victoire. Parfois, au comble du dépit, le supporter se prend lui-même pour objet de dérision, tel ce spectateur déçu par une défaite de l’O.M. et lançant à ses comparses :

« On aurait mieux fait d’aller au restaurant ; on se serait peut-être fait Claudine !« . Amusement de soi-même, qui prend un tour philosophique, quand tel spectateur se donne en spectacle, brandissant une pancarte où l’on peut lire : »Mamma sono qui »  » Maman, Je suis là »),réflexion bouffonne sur l’anonymat du supporter. Amusement encore détaché de soi-même quand les supporters ironisent sur leur propre joie au lendemain de la victoire, tels ces Napolitains inscrivant sur les murs de la ville : « Si chiste è nu suonn, nun me scetate ! » (« S’il s’agit d’un rêve, ne me réveillez pas ! »). Et, au total, amusements, facéties, moqueries différenciés selon les types de public réunis dans le stade si bien que les attitudes ferventes des uns peuvent susciter le sourire des autres ; tel est fréquemment le cas quand les spectateurs des tribunes regardent, au début de la partie, les démonstrations belliqueuses des Ultras groupés dans les virages ; les premiers s’amusent d’une mascarade ; pour les seconds le drame l’emporte sur la parodie. Et, à l’inverse, au cours de la partie, les moqueries lapidaires ou les facéties outrées, pauses dans le drame, fuseront des virages tandis que les spectateurs des tribunes centrales conserveront un comportement guindé.

On aurait tort de voir dans le spectacle sportif l’expression de pulsions archaïques ou la grossière mise en œuvre d’un processus d’aliénation.

Comme l’écrit justement A. Ehrenberg, « si le sport rend parfois les masses folles, s’il les met en extase ou en furie, il ne les aliène pas plus qu’il ne les fait régresser » (17). La participation intense au match de football est à la mesure des enjeux symboliques que celui-ci condense aujourd’hui: le culte de la performance, de la compétition, de la solidarité, le rôle de la chance dans les destinées individuelles et collectives, l’affirmation des valeurs viriles, des identités sociales et locales, etc. Cette participation sincère est, contrairement à ce que suggère une psychologie sommaire, fortement codifiée et ritualisée, et n’exclut pas une mise à distance sporadique de l’événement, de ses propres sentiments et du rituel lui-même. La facétie occasionnelle du jeu, la rhétorique moqueuse sur le jeu et les joueurs tempèrent ainsi, par intermittence, l’intensité du drame. Si les quolibets les plus cinglants soulignent l’acuité des enjeux, par le même mouvement et par leur outrance stylistique ils en relativisent la portée. Ils nous rappellent aussi que les spectateurs d’un match de football ne sont pas plus que quiconque des « idiots culturels » (18), prisonniers de leurs croyances, de leurs rites, aveugles sur leurs pratiques, et que la ferveur n’engendre pas nécessairement l’illusion. Ecart stylistique, réflexion acerbe sur des thèmes graves, la facétie, la moquerie introduisent une distance au rituel qui, comme dans la religion romaine, fait encore partie du rituel (19)

Christian BROMBERGER

Notes

(1) Sur les significations de l’engouement pour les matches de football voir en particulier, C.BROMBERGER avec la collaboration de A HAYOT et J.M. MARIOTINl, Le match de football – Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1995

et A.EHRENBERG, « Des stades sans dieux « , Le Débat, n° 40, mai 1986, pp. 47-61.

(2) Cf LAMOUREUX,  » Le jeu du catch : le sport et son spectacle », Éthnologie Française, XV, 1985, pp, 345-358.

(3) Dans l’actuel championnat de rugby seuls les joueurs du Racing Club de France introduisent occasionnellement la facétie sur le terrain, en se grimant ou en portant un nœud papillon.

(4) Sur la disjonction comme ressort de Î’histoire drôle voir V. MORIN, «L’Histoire drôle », Communications, 8, (Recherches sémiologiques. L’analyse structurale du récit), pp. 102-119.

(5) R. DA MATTA, « Notes sur le futebol brésilien », Le Débat, n° 19, février 1982, p. 71

(6) Ibid.

(7) Au sens que M. VOVELLE (Idéologies et mentalités, Paris, Maspero, 1982) donne à cette expression : non pas la façon dont les hommes vivent mais la façon dont ils se plaisent à raconter leur existence.

(8) O.M.: olympique de Marseille.

(9) « ultras » : groupe de jeunes supporters les plus extrémistes et les plus démonstratifs.

(10) C’est une tendance dans certains travaux sociologiques de reléguer au rang de phénomènes négligeables ces thèmes et ces métaphores qui parcourent le spectacle sportif. On ne voit guère au nom de quoi on pratiquerait un tel ostracisme analytique. Il est toujours intéressant de cerner, dans les travaux de sciences sociales, où les chercheurs posent la limite entre des phénomènes qui seraient pourvus de sens et d’autres qui en seraient dénués.

(11) Le souci de paraître chez les supporters les plus ardents a été bien analysé par A. EHRENBERG, « La rage de paraître », in L’amour foot, Autrement, n° 80, mai 1986, pp, 148-158.

(12) Sur ces « télescopages » et ces «courts-circuits », ressorts du comique, voir R BASTIDE, « Le rire et les courts-circuits de la pensée », in Echanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss (J.POUILLON et P.MARANDA, éd.), La Haye, Paris, Mouton, 1970, t. Il, pp. 953-963.

(13) Par exemple chez les Chulupi. Voir P. CLASTRES, La Société contre l’état, Paris, Editions de Minuit, 1974 (Chap. 6. «De quoi rient les Indiens ? »).

(14) P. CLASTRES, op. cit., p. l13.

(15) Lors de la finale de la coupe d’Europe des clubs champions, Liverpool-Juventus de Turin, le 29 mai 1985 à Bruxelles, des incidents provoqués par des supporters anglais entraînèrent la mort de 39 personnes (en majorité des tifosi de la «juve »).

(16) On retrouve là un équivalent des moqueries de clocher et des stigmatisations qui prennent la forme de blagues entre populations régionales proches (voir, sur ce thème, D. FABRE et J.LACROIX, « L’usage social des signes », in Communautés du sud, D. FABRE et J. LACROIX, éd., Paris, U.G.E., 1975, pp. 564-593, C. BROMBERGER, « Les blagues ethniques dans le nord de l’Iran. Sens et fonctions d’un corpus de récits facétieux », Cahiers de Littérature orale, n° 20, 1986, pp. 73-101).

(17) A. EHRENBERG, « Des stades sans dieux» (op. cit.), p. 58.

(18) H. GARFINKEL fustige sous cette expression le rôle que font tenir certains sociologues aux acteurs sociaux (voit A. COULON, L’Ethnométhodologie, Paris, P.U.F.(Que sais-je ?), 1987, p. 50).

(19) J’emprunte cette formulation à F. HERAN, « Le rite et la croyance », revue Française de Sociologie, XXVII, 1986, pp. 231.263), note critique très suggestive consacrée à des ouvrages d’histoire et de sociologie des religions. Voir dans le même sens M. DOUGLAS, De la souillure, Paris, Gallimard, 1971, p. 24 : « L’anthropologue attend pour le moins des primitifs qu’ils célèbrent leurs rites avec révérence. Comme le touriste libre-penseur en visite à Saint-Pierre, il est choqué par le bavardage irrespectueux des adultes, par les enfants qui jouent aux galets sur les dalles de pierre ».





Nouvelle exposition pour l’été 2018 – A l’assaut du Ventoux – Compétitions et progrès techniques

Pour les cyclistes, les motards et les pilotes d’automobiles le Ventoux est un défi permanent. Nous avons rassemblé, pour notre exposition de l’été 2018, des photographies, des machines et des documents illustrant l’ingéniosité et le courage de ceux qui, depuis le début du XX° siècle se sont lancé à l’assaut du Ventoux. Nous avons été aidé par le Musée Comtadin du cycle de Pernes les fontaines qui nous a prêté un vélo de courses identique à celui de Louison Bobet lorsque le Tour de France 1955 est passé au sommet. Nous remercions notre ami Guy Claverie directeur du Musée de Pernes. Nous remercions aussi notre ami Raymond Henry, historien du cyclotourisme, grand collectionneur et auteur de nombreux ouvrages savants, qui a bien voulu nous prêter un des premiers vélo à changement de vitesse qui permettait sans descendre de sa machine de passer à un plus petit développement en pédalant en arrière !

L’exposition restera en place jusqu’à fin septembre. Le conservatoire est ouvert le mercredi après-midi et le vendredi matin. 

Conception de l’affiche:  Graphijane





Marcel Rol pionnier de la photographie Sportive

Marcel Rol (Vaison 1876- Carpentras 1905)

À ceux qui s’intéressent à l’histoire du sport et en particulier à l’époque des pionniers, le nom de Rol est familier. Marcel Rol fut, en effet le fondateur en 1903 d’une des plus anciennes agences photographiques de France et les photos de l’agence Rol sont largement diffusées dans les ouvrages historiques qui traitent de cette époque1.

Les précieux témoignages historiques que constitue le fonds photographique Rol fait que nous connaissons beaucoup mieux l’histoire de l’agence que la biographie de son fondateur.

L’agence Rol qui fonctionna de 1904 à 19372a laissé une documentation photographique colossale. En 1961 la Bibliothèque Nationale put faire l’acquisition de cet ensemble très important de photographies de presse. Dominique Versavel conservatrice au département des estampes et de la photographie à la BnF et Jacques Gasté catalogueur du fonds Rol au département de la Conservation de la BnF ont rédigé dans le livre que Philippe Tétart a consacré aux pionniers du sport3une note, hélas trop courte, sur l’histoire de l’agence Rol.

Donnons leur la parole : L’agence Rol a laissé à la BnF plus de 125 000 plaques de verre traitant de tous les sujets abordés par les revues et quotidiens qu’elle fournissait en images : politique, diplomatie, justice, vie sociale…Mais à l’instar de l’agence Meurisse, sa cadette et concurrente, ses débuts furent majoritairement consacrés aux reportages sportifs. Les compétitions naissantes et notamment les courses cyclistes et automobiles, très suivies par Rol, constituent autant d’événements aisés à anticiper et à couvrir.

Marcel Rol mourut deux ans à peine après la création de son agence à l’age de 28 ans, le 17 Septembre 1905. Durant les deux brèves années qu’il passa à sa tête, l’agence qui venait d’élargir son activité aux journaux quotidiens s’était déjà largement imposée dans le milieu de la presse.

Les principaux clients de l’agence Rol sont les revues généralistes de sport (La Vie au Grand Air, Armes et Sports, le Sport Universel Illustré, La Presse Sportive…) mais elle fournit également la presse d’actualité (La Vie Illustrée, Le Touche à tout, L’Instantané, Le Petit Journal, le supplément illustré du Petit Parisien, L’Echo de Paris, Le Journal, La Revue Illustrée…) et les revues spécialisées (Le Yacht, L’Aérophile, La Revue de l’aviation…)4.

Après la mort de Marcel Rol l’agence poursuivi son extension grâce à la qualité de ses photographes et de ses administrateurs. Nous n’en avons pas la preuve, mais il est fort possible que l’affaire resta dépendante de la famille Rol, puisqu’une photo de l’agence montre Emile Rol (un oncle de Marcel), fort élégamment vêtu, sur le balcon de l’agence rue Richer5(photo 3) en 1909.

Le reportage sportif restera la principale activité de l’agence, mais pas la seule, et si elle se consacra surtout aux photos sportives, l’agence avait ses préférences et ne traita pas de façon égale l’ensemble des sports. Dans la centaine d’événements sportifs couverts chaque année par l’agence certaines disciplines furent privilégiées, en particulier le cyclisme, les sports mécaniques et l’athlétisme. À eux seuls ces sports représentent plus de la moitié de l’activité de l’agence entre 1908 et 19146.

L’agence prospéra donc jusque dans les années vingt où l’arrivée des grandes agences de presse américaine (Keystone, Wide World Photos, Associated Press) mit à mal le modèle économique quelque peu artisanal des agences photographiques françaises7.

En 1937 l’agence Rol et ses concurrentes les agences Paul Meurisse et Mondial Presse Photo fusionnèrent pour fonder l’agence SAFRA. C’est le fonds de cette agence qu’a racheté la Bibliothèque Nationale de France en 1961; ce qui lui permet de disposer de plus de 125 000 plaques de verre et 100 000 tirages résultat de l’énorme travail de l’agence Rol durant la période qui va de la mort de Marcel Rol en 1905 à la fin de l’agence Rol en 1937.

Mais que sait-on de Marcel Rol lui-même ?

Finalement peu de chose. Il est né à Vaison en 1876 et à trouvé la mort à Carpentras dans un accident de la route. La déclaration de son décès à l’état civil de Carpentras mentionne simplement qu’il exerçait la profession de photographe à Paris et qu’il était le fils de Denis Joseph Rol et de Geneviève Liffrand. On y apprend aussi qu’il avait vingt huit ans au moment de sa mort et qu’il était marié à Marie Magdeleine Praud.

Sur sa carrière de photographe nous en savons un petit peu plus puisque ses clichés figurent dans le fonds de la BnF et dans les nombreux journaux auxquels il collaborait alors (en particulier dans la Vie au Grand Air (VGA) le grand journal sportif de l’époque8).

Marcel Rol et le Ventoux.

La course de cote du Ventoux fut, dès sa première édition en 1902 un évènement essentiel de la saison des courses automobiles françaises. La Vie au Grand Air en assura la promotion avec enthousiasme et Marcel Rol qui était un enfant du pays ne pouvait manquer d’en faire le reportage photographique. Bien que cela soit plus que probable nous ne sommes pas certain que les photographies qui illustrent dans VGA les reportages de la course entre 1902 et 1905 soient de Marcel Rol. En effet, il n’était pas encore d’usage dans la presse d’attribuer chaque photo à son auteur9et elles étaient publiées le plus souvent sans aucun commentaire10. Je pense cependant avoir la preuve de sa présence en 1904, car sur une carte postale de la maison d’édition de mon grand-père Joseph Brun (photo 1), il me semble reconnaître sa silhouette et surtout son drôle de bonnet, le même qu’il portait sur la dernière photo qui fut prise de lui (photo 2).

Autorisez-moi maintenant une courte digression, car il ne manquerait plus qu’en publiant cette carte je me rende coupable de la même faute et que j’oublie de rendre hommage à son auteur De Clary qui était le photographe de la maison Brun et qui, pas plus que ses confrères, n’avait droit à la mention de son nom sur les nombreuses cartes postales qu’il a illustrées.

Grace à ses reportages photographiques et à leur publication dans la grande presse nationale, Marcel Rol fut donc un de ceux qui permirent que l’ascension du Ventoux devienne très vite la plus grande course de côte française et acquière même une réputation internationale11.

Hélas, en 1905, ce rendez-vous annuel avec notre montagne allait lui être fatal.

Plutôt que d’ajouter ma prose à celles des nombreux résumés de seconde ou troisième main que l’on trouve maintenant sur internet et ailleurs, je vais laisser la parole à des contemporains, les chroniqueurs des deux hebdomadaires carpentrassiens de l’époque, le Ventoux et l’Action Républicaine. Ces deux journaux concurrents n’était à peu près d’accord sur rien – et c’est peu dire – dans le domaine politique, mais ici leurs articles font du tragique accident de Rol des comptes-rendus très proches et concordants pour l’essentiel.

Donnons d’abord la parole à un témoin oculaire qui a fait le récit de ce terrible drame dans le journal « Le Ventoux » du 23 Septembre 190512. L’extrait suivant commence après le reportage sur la course elle-même :

Vers midi« … Quelques autos ont déjà repris la route de Marseille. Rougier est parti lui aussi13…. Un déjeuner est servi à l’hôtel Vendran. Le menu est parfait et des mieux composé, le service irréprochable14.

Puis la descente vers la plaine a lieu. Deux voitures sont encore en haut, la nôtre et la Mors de Collomb. Deux places restent libres : une sur la Rochet-Schneider, en lapin, l’autre sur la Mors.

Deux journalistes photographes parisiens, Rol de la « Vie au Grand Air », et Bertrand du « Journal » et des « Sports » les jouent à pile ou face. Rol gagne et monte avec Collomb, le malheureux ! Il voulait faire de la vitesse….

Une voiture de course a démarré en vitesse avec un bruit d’enfer, soulevant derrière elle un gros nuage de poussière. Nous avons quitté nos compagnons de route. Nous devons les retrouver tout à l’heure.

À trois kilomètres environ près de Carpentras, une foule est rassemblée devant la ferme Robert, quartier du Martinet. On nous crie « Arrêtez ! un accident est survenu ». Nous descendons de machine et pénétrons dans la ferme. Un terrible et lugubre spectacle nous y attends. Sous un hangar, près d’une meule de foin, un homme est étendu. C’est Rol. Il est mort. 15»

Donnons maintenant la parole à l’Action Républicaine dont le récit n’est guère différent, mais qui nous donne quelques détails supplémentaires :

« …Rol prit place à côté de Collomb, le mécanicien nommé Vendre était assis à leurs pieds(photo 2)... à deux kilomètres de notre ville au quartier des aqueducs, le mauvais état de la route occasionna une forte secousse à la machine, un pneu fit explosion et la crevaison fit obliquer l’automobile qui vint buter contre le talus en faisant panache. Les voyageurs furent projetés à une certaine distance. Rol frappa de la tête contre le volant de la machine16et fut tué sur le coup… Relevés par les témoins de ce terrible accident ils furent transportés à la ferme de M.Bernard, jardinier, située au bord de la route, où on leur prodigua des soins pendant qu’on alla chercher à la ville les docteurs Cavaillon et Michel. Les deux praticiens pansèrent les blessés qui furent transportés ensuite à l’hôpital de notre ville ainsi que le corps de l’infortuné photographe. Vendre fut le moins endommagé (sic), Collomb, avait une fracture du crane17. Tous les deux ont pu peu de jours après, regagner leur domicile.

Marcel Rol était né à Vaison et âgè de vingt huit ans. Marié depuis quelques mois il laisse une veuve sur le point de devenir mère. Ses funérailles ont eu lieu mardi matin à 8h et ½ au milieu d’une nombreuse assistance. Le deuil était conduit par M. Liffrand oncle du défunt et plusieurs membres de sa famille dont certains habitent notre ville.

Remarquée une superbe couronne de l’Automobile Club Vauclusien et dans l’assistance des délégation du conseil municipal, de l’Automobile Club Vauclusien, de la commission des courses, de Bédoin, etc.

Le convoi s’est dirigé de l’hôpital à la porte d’Orange, où la bière a été placée sur une voiture pour être transportée à Sablet où a eu lieu l’inhumation.18 »

Les accidents n’étaient pas rares dans les courses de cette époque. On se souvient qu’en 1903 les autorités avaient arrêté la course Paris-Madrid avant son terme, en raison du grand nombre d’accidents et de victimes. Les nombreux spectateurs du Ventoux n’auraient peut-être pas été surpris si la sortie de route était survenue durant la montée, pendant la course. Mais ici, alors même que les organisateurs se félicitaient du bon déroulement de l’épreuve et fêtaient son succès dans la bonne humeur générale, le drame eut un retentissement considérable. Les journaux nationaux avec lesquels Marcel Rol collaborait, publièrent des articles déplorant sa mort : « LaVie au Grand Air » publia une photo de la voiture de Collomb juste avant la descente sur la plateforme du sommet (photo 2), et « Les Sports Universels » un portrait de Rol (photo 4).

Avec un à propos discutable, l’Action Républicaine en profita pour stigmatiser le mauvais état des routes et réclamer leur amélioration : « .. il est permis d’admettre que l’état défectueux de la route ait pu contribuer à l’accident que nous avons à déplorer, nous nous permettons de rappeler que plus d’une fois nous avons adressé des réclamations des ponts et chaussées, lui signalant cet état de choses. Dans l’arrondissement de Carpentras et plus particulièrement aux approches de notre ville, les routes sont à ce point mal entretenues que les automobilistes se les désignent et les mettent à l’index en conseillant un crochet pour éviter Carpentras. Les automobiles ne sont pas les seules voitures roulant sur les routes et si celles ci sont dans un état déplorables, tous ceux qui les fréquentent ont à en souffrir. »

La municipalité ne resta pas insensible non plus à l’émotion des Carpentrassiens et le maire Léopold Pécoul voulant montrer sa volonté de contrôler un peu mieux les nouveaux dangers que créaient les automobilistes prit un arrêté énergique pour ne pas dire martial ! :

article 1 – La vitesse des vélocipèdes, automobiles et autres véhicules ne pourra excéder l’allure d’un cheval au petit trot attelé ou monté et, en aucun cas celle de 12 km à l’heure, dans le périmètre de l’octroi de Carpentras19. Cette vitesse devra être ramenée à celle d’un homme au pas dans les passages étroits ou encombrés et aux tournants des rues et places.

article 2 – Tout conducteur d’automobile et autre véhicule est tenu de ralentir et même d’arrêter le mouvement de son véhicule lorsque, à son approche, les chevaux attelés ou non, manifestent des signes de frayeurs et toutes les fois que son passage pourra être une cause de désordre, d’accident ou de gène pour la circulation.

article 5 – Les conducteurs d’automobiles auront seuls le droit de signaler leur approche, en cas de besoin, au moyen d’une trompe, conformément à l’article 15 du décret du 10 Mars 1899 ; mais il leur est interdit de se se servir de cette trompe pour se faire ouvrir un passage dans les foules ou écarter les personnes ou obstacles quelconques qui se trouvent devant eux et faciliter ainsi leur passage au détriments des autres véhicules…. »20

Il ne faudrait pas que cet arrêté donne l’impression que les Comtadins d’alors vivaient dans la crainte du progrès et la terreur de la modernité. Bien au contraire c’est de cette époque que date leur engouement, jamais démenti depuis, pour les sports mécaniques, les courses et les rallyes automobiles, les compétitions de moto-ball et les moto-cross.

Marcel Rol aura donc été un des héros tragique des premiers temps de cette aventure. À l’heure où les commémorations de toutes sortes fleurissent dans notre pays il serait peut-être bon que les Comtadins pensent à honorer son souvenir.

1Philippe Tétart a pu écrire un ouvrage très complet sur les pionniers du sport en n’utilisant que des photos de gonds Rol de la BnF. ( Les pionniers du sport, La Martinière & BnF éditions, Paris, 2016.)

2L’agence Rol ayant été fondée le 24 Décembre 1903, sa production en 1903 fut vraisemblablement très mince.

3D.Versavel, J.Gasté op. Cit. in P.Tétart op. Cit.

4Ibid.

5En 1908 l’agence Rol avait quitté sa première adresse du 37, rue Joubert et s’était transportée au 4, rue Richer qui restera son adresse définitive.

6D.Versavel, J.Gasté op. Cit. in P.Tétart op. Cit.

7M.Chermette,Du New York Times au Journal. Le transfert des pratiques photographiques américaines dans la presse quotidienne française. In Le temps des médias. N° 11, hiver 2008/2009.

8Dont le Conservatoire du Patrimoine Sportif possède de nombreux volumes.

9C’est peut-être en raison même de ce manque de respect que Marcel Rol et son confrère Louis Meurisse fondèrent leur propre agence.

10À de très rares exceptions près comme, par exemple, la revue « Les sports modernes ».

11C’est justement en 1905 que l’Italien CAGNO sur FIAT devint le premier vainqueur étranger.

12L’article est signé de deux initiales E.C. Nous savons aussi qu’il écrivait dans l’hebdomadaire avignonnais « Le Mistral » et qu’il faisait partie du groupe d’officiels monté dans une Rochet-Schneider.

13Vainqueur en 1904 sur Turcat-Mery.

14Lors de la première édition le célèbre aubergiste avait été surpris par le succès de l’épreuve et l’abondance des convives et il avait du essuyer quelques critiques.

15Le ventoux, 22 Septembre 1905, n°199.

16Pour le Ventoux, il frappa contre un arbre. Maurice Louche publie une photo de la Mors de Collomb sur les lieux même de l’accident. (M.Louche, Mont Ventoux, 1902-1976, édité par l’auteur.1984, p 47.)

17Un diagnostic peu compatible – si je peux me permettre – avec la phrase suivante de l’article.

18L’Action Républicaine, 27 Septembre 1905.

19Le mécanicien Vendre déclara que la Mors de Collomb roulait à plus de 100 km/h au moment de l’accident.

20Je ne suis pas juriste et je ne voudrai pas donner un espoir inconsidéré à ceux qui, de nos jours déplorent l’invasion des villes par les automobiles, mais je ne suis pas sur que cet arrêté municipal ait été abrogé !




L’équipe du CPS a le regret de vous faire part du décès de André Vignon, ami et trésorier

Notre ami André Vignon est mort. Nous savions qu’il avait été frappé brusquement par un mal terrible et sans oser l’évoquer ouvertement dans nos conversations, nous redoutions tous cette tragique issue.
Pour nous sa mort est une perte immense. Maintenant il va falloir essayer de nous habituer à ne plus le voir, souriant, travailleur, aimable et toujours disponible à nos réunions. à ne plus pouvoir nous tourner vers lui pour lui demander son avis, un conseil ou le service qu’il ne refusait jamais.
Son apport au Conservatoire du Patrimoine Sportif dépassait largement ses fonctions officielles de trésorier. Il connaissait parfaitement le sport comtadin (il avait d’ailleurs été membre de l’OIS). Chaque fois que nous avions besoin de documents ou de photos pour préparer une exposition ou compléter nos archives, il connaissait les personnes à qui s’adresser et le plus souvent il s’acquittait lui même de ces tâches quelquefois délicates où sa bienveillance et sa diplomatie naturelle faisait merveille.André Vignon
Pour le CPS il avait rédigé une précieuse et très complète histoire du football carpentrassien que nous tenons à la disposition de chacun et qu’on peut aussi télécharger au format PDF en cliquant ici.
Aucun domaine ne lui était étranger et il connaissait aussi bien l’histoire du foot, du basket qu’il avait pratiqué longtemps, que des sports mécaniques qu’il adorait. Nous avions d’ailleurs prévu d’organiser une exposition et un diaporama en hommage au moto-ball carpentrassien lorsqu’il est tombé malade et sans lui, nous ne pourrons certainement pas mener ce projet à bien.
Le CPS sans André ne sera plus le même, nous n’irons plus à nos réunions avec le même plaisir, son amitié et sa chaleur humaine nous manqueront à jamais.


 




Les sports de salles à Carpentras de 1900 à nos jours

Votre daffiche expoévouée équipe du Conservatoire du Patrimoine Sportif termine l’accrochage de sa nouvelle exposition dédiée aux sports de salle pratiqués à Carpentras depuis 1900.
Venez découvrir d’autres objets insolites, les nouvelles vitrines, les photos d’antan et bien sûr : venez partager les anecdotes locales avec l’équipe !

L’ensemble du CPS remercie le club de billard de Carpentras pour ces récents dons qui nourrissent une partie de cette exposition.

C’est grâce à vos dons, vos prêts et aux histoires partagées que le Conservatoire du Patrimoine Sportif de Carpentras grandit et perdure.

Au plaisir de vous croiser à l’occasion de cette nouvelle exposition du Printemps 2018, le mercredi après-midi et le vendredi matin.


 




Les terrains de rugby sont faits pour les filles

Ne remontons pas à la préhistoire du Jeu, lorsque le nombre de joueurs n’était pas encore fixé et où l’on jouait quelquefois en contournant des arbres.

Depuis la fin du 19° siècle les dimensions d’un terrain de Rugby sont d’environ 100m de long pour 50m de large. Ces règles sont toujours en vigueur et tous les terrains de Rugby de tous les stades du monde mesurent approximativement 100 X 50 m.

Considérons maintenant les mensurations des pratiquants. Nous connaissons grâce à JP. Bodis et à son Encyclopédie du Rugby, la taille et le poids des 15 joueurs de l’Equipe de France de 1908. Leur poids moyen était de 74,8 Kg (79,1 kg pour les avants et 69,3 pour les demis et les arrières). Leur taille moyenne était de 1,74m ( 1,79 pour les avants et 1,69 pour les arrières). Regardons maintenant l’effectif de l’équipe de France de Rubgy à 15 de 2017 (les titulaires du match du 24 Juin contre l’Afrique du Sud). Je trouve une taille moyenne de 1,87m et un poids moyen de 98,7 kg. Une augmentation considérable : 30% pour le Poids et 7% pour la taille. Les professionnels d’aujourd’hui sont donc plus lourds et plus grand que leurs ancêtres de 1908. Ils tiennent beaucoup plus de place sur un terrain et le champ disponible pour les attaquants en est réduit d’autant. On ne voit plus maintenant de jeu d’esquive ou de contournement et les décalages en bout de ligne sont pratiquement impossible. Seule la percée sur une faute de défense peut permettre de franchir la ligne d’avantage.

Pour retrouver le type de jeu qui se pratiquait à l’origine, il faudrait que les terrains soient « ajustés » aux nouvelles dimensions des pratiquants. Une augmentation de 10% de la longueur et de la largeur des terrains paraît être un minimum.

Pour pouvoir profiter d’espaces équivalents à ceux dont disposaient les inventeurs du jeu il faudrait donc porter les terrains à 110m de long et 55m de large … au moins.

On pourra m’objecter que je devrais aussi prendre en compte les qualités athlétiques de ces joueurs. Hélas ! Nous ne connaissons pas celles des rugbymen de 1908, mais je doute fort qu’elles aient été supérieures à celles des joueurs d’aujourd’hui et il est même tout à fait certain que la force et la vitesse des joueurs de 2017 dépasse celles de ceux de 1908.

Comparons maintenant notre équipe de France de 1908 à l’équipe féminine de Nouvelle-Zélande championne du monde 2017. La taille moyenne des joueuses est de 1,7m pour un poids moyen de 80 kg. Elles sont donc un peu plus lourdes (80 contre 74,8. Soit 7% de différence) et un peu moins grandes (1,7 contre 1,74. Soit là aussi 7%, mais dans l’autre sens bien sur) que nos joueurs de 1908. Mais ces différences s’équilibrent et personnes ne trouveraient anormal que des équipes de même sexe présentant des tailles et des poids semblables puissent s’affronter.

Les spectateurs des matchs de la dernière Coupe du monde semblent, dans une large majorité, avoir apprécié la qualité du jeu des féminines et avoir trouvé ce Rugby plaisant et même spectaculaire.

Ce n’est pas étonnant puisque les terrains sont faits pour elles.




La pétanque et Pagnol

Le pays qui a donné la pétanque et le jeu provençal au monde a droit au respect universel.Il a remis en place l’échelle des valeurs vraies. Il a réussi à démontrer aux riches qu’il est plus facile de faire fortune que de faire jeu égal avec son jardinier.

Yvan Audouard raconte Pagnol.




Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football

Il s’agit bien sur d’une célèbre citation d’Albert Camus .

Vraiment, le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités




Comment nous « conservons » le patrimoine sportif

Le conservatoire du patrimoine sportif.

 

Nous publions ici un résumé de la contribution de Jean-François Brun au XIXe atelier européen Eurethno du 9 au 11 septembre 2005 (Montpellier) Le petit patrimoine des Européens, patrimoine pour l’être et non pour l’avoir. 

La totalité de cet article et l’ensemble des communications ont fait l’objet d’une publication séparée. (Le « petit patrimoine » des Européens: objets et valeurs du quotidien, Collectif sous la direction de L.S. Fournier; L’Harmattan, Collection Ethnologie de l’Europe, Paris , 2008)

En moins de dix ans d’année notre association a déjà réalisé une collecte  abondante. Certains domaines sont pléthoriques: c’est le cas en particulier des photographies qui apparaissent comme particulièrement résistantes à l’oubli et à la destruction volontaire. Nous possédons beaucoup de tirages photographiques d’époques qui nous ont été donnés par des « descendants » qui avaient bien compris notre dessein. Sachant que nous les archiverions soigneusement, ils étaient rassurés sur la conservation de ces documents originaux et pas mécontents de savoir qu’ils figureraient en bonne place dans un centre de documentation. Tous les Carpentrassiens ne font pas preuve de la même bonne volonté et il arrive, à contrario, que les héritiers d’un sportif n’aient pas envie de se séparer de ces souvenirs. En général nous sommes assez persuasifs et nous parvenons à les convaincre de nous les prêter pour que nous puissions au moins les numériser.

Fonds photographiques

Nous avons ainsi rassemblé des collections très abondantes pour la plupart des sports ayant été pratiqués à Carpentras, du moins depuis que la photo sportive est accessible à des amateurs éclairés.

On ne s’étonnera guère de la rareté dans notre fond des photographies antérieures à 1920. La technique photographique du début du XX° siècle ne permettait que des photos posées. Il faudra attendre  1924 et l’arrivée à Carpentras de P.Michel, un professeur de gymnastique amateur de photographie pour que nous ayons les premiers clichés de joueurs évoluant sur un stade.

La quantité de nos documents photographiques suit une courbe rapidement croissante en fonction du temps. Plusieurs paramètres interviennent pour expliquer cette croissance rapide. Nous n’y insisterons guère car la plupart relèvent du sens commun. En premier lieu le temps qui passe multiplie les occasions de pertes et de destructions des photos comme de n’importe quel autre document. Mais aussi, alors qu’il y avait au maximum un ou deux reporters pour un match de la première du Racing Club Carpentrassien (RCC) en 1930, il y a maintenant une dizaine de caméscopes autour de la moindre rencontre des écoles de rugby.

Malgré la lourdeur et les artifices des mises en scène imposée par la technique, les photos du début du siècle, ne sont pas sans intérêt ethno-historique. Les vêtements, le décor choisi, la façon de poser, l’absence ou la présence de plusieurs classes d’âges et de dirigeants, sont des pistes qui, du moins à notre connaissance, ont été peu étudiées et qui pourtant paraissent riches de potentialités heuristiques.

Nous ne possédons pas de photographies des équipes de collégiens qui en 1901 furent les premières à pratiquer le Rugby-Football à Carpentras. Nos plus anciennes photos de ces pionniers des sports anglais datent de 1908.RCC 1909 barrière

 

La comparaison avec les photographies de la société conscriptive « L’Espérance Carpentrassienne », dont certaines sont antérieures à 1900, permet de retrouver et d’illustrer les différences qui séparaient ces deux conceptions de l’exercice  physique.esperance1900

Une mode sportive curieuse

Autre exemple : sur une série continue de photographies représentant des équipes de rugby et de football ont peut repérer quelques évolutions surprenantes du vêtement des sportifs carpentrassiens. Il y a eu curieusement chez les joueurs une mode du béret. Cet accessoire vestimentaire qui sert encore aujourd’hui à des caricatures faciles de l’archétype français a été porté de façon massive et pendant quelques années par les pratiquants de sports collectifs. Sur les photos de la période 1914/18 il est fréquent de voir des joueurs poser après le match avec leurs calots ou leurs bérets militaires.

France Vs Nouvelle-Zélande 1917, à gauche en pardessus  et chapeau melon Charles Brennus, l’homme du bouclier; ci dessous:

france1917

Ces couvre-chefs sont alors portés  avec leurs insignes métalliques régimentaires et de la même façon qu’ils étaient portés en uniforme. De même sur les photos des grands clubs, on pouvait voir les internationaux poser à la mode britannique avec la « cap » des équipes nationales sur la tête. Il s’agissait alors d’ornements et il n’était manifestement pas question de jouer avec.  Mais quatre ou cinq ans plus tard, autour de 1925, on voit des joueurs poser avec des bérets plus petits que les bérets militaires complètement enfoncés jusqu’aux oreilles. Et ce qui est beaucoup plus inattendu c’est que les photographies des matchs montrent que les joueurs portaient leurs bérets pendant la partie. Sur des comptages nécessairement approximatifs, car les photos n’ont pas souvent la netteté idéale, il nous a semblé qu’un tiers des joueurs environ faisait ainsi.rcc_chato2526

Match Carpentras-Chateaurenard 1924

Au rugby, cette mode ne concernait que les demis et les trois-quarts. Mais est-il utile de préciser que même s’ils en avaient eu envie les avants qui participent aux mêlées n’auraient pas pu garder longtemps un béret sur la tête.Y avait-il un intérêt technique ou bien s’agissait-il simplement d’un phénomène de mode ? Il est possible qu’au rugby, cet ustensile ait présenté quelque avantage en amortissant un peu les coups sur le crâne que reçoit inévitablement un joueur. Mais, dans cette fonction, il aurait de toute façon était moins efficace que les serre-têtes en cuir que les joueurs carpentrassiens connaissaient et portaient depuis plusieurs années.

En revanche au football, le béret ne paraît pas pouvoir présenter un quelconque intérêt technique. C’est même le contraire qui paraît évident puisque le jeu de tête devait y perdre beaucoup de précision. Cette mode a duré quelques années et toucha aussi les sports collectifs féminins. Il est même tout à fait possible que les joueuses de football du Fémina-sport aient été à l’origine de cet engouement.

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L’équipe de football du Fémina en 1920

Elle connut un maximum au milieu des années 20 puis déclina progressivement et, dans les années 30, on ne voyait plus qu’un ou deux nostalgiques s’acharner à en perpétuer la pratique.

Ce petit accessoire vestimentaire nous paraît illustrer assez bien la difficulté méthodologique à essayer de créer un « corpus » dans le domaine sportif. Si par exemple on se donnait pour objectif de rassembler pour l’exposer dans un musée un ensemble complet de vêtements de joueurs de Rugby, on n’oublierait certainement pas, chaussures, chaussettes, shorts, maillots, etc. mais qui songerait à y inclure le béret ? Et pourtant est-il moins riche de sens que les autres accessoires de la panoplie ?

La « conservation » du patrimoine sportif par les sportifs

Puisque nous venons d’évoquer les photographies et le vêtement des joueurs, examinons maintenant ce que nous avons pu comprendre de la façon dont les sportifs gardent (ou ne gardent pas !) ce genre de souvenirs.

Il nous faudra d’abord faire un détour par la manière dont nous nous les sommes procurés qui en elle-même n’est pas dépourvue d’enseignements ethnologiques.

Notre association est composée d’une quinzaine de membres dont la plupart a participé à des titres divers au mouvement sportif carpentrassien. Beaucoup furent d’abord pratiquants d’une ou de plusieurs disciplines puis sont devenus, après la période active, dirigeants dans les comités de différents clubs. On imagine sans peine le réseau de relations ainsi capitalisées dans une ville qui ne compte guère qu’une vingtaine de milliers d’habitants. Lorsqu’il apparaît qu’un Carpentrassien est peut-être en possession de quelques documents qui jusqu’alors nous avaient échappé, une brève conversation permet presque toujours de trouver celui d’entre-nous qui le connaît le mieux et qui sera le mieux à même de le rencontrer dans un climat favorable. Le lien n’a d’ailleurs pas toujours une valeur positive et il arrive que le plus proche ne soit pas le meilleur émissaire : « Je le connais très bien, mais il vaut mieux que ce soit toi qui y ailles : on est fâchés ! »

Quelquefois ce premier contact est infructueux, il n’est pas rare alors que la personne contactée connaisse le document que nous cherchons et puisse nous rapprocher de son détenteur ou que même, prenant goût à la recherche, il remue ciel et terre pour nous permettre de le retrouver. La réaction inverse est malheureusement possible et c’est ainsi que nous sommes souvent confrontés à des questions aussi déroutantes que simples, du genre : « Mais qu’est ce que vous allez en faire ? » ou encore « Mais à quoi ça peut servir ? ».

Faute de courir à l’échec, mieux vaut alors ne pas trop parler d’ethnologie du sport – discipline peu connue, de peu de prestige et de  légitimité douteuse. Il est plus productif de se réfugier lâchement dans le passé et parler de travaux historiques, voire de la constitution d’un musée ou de la rédaction d’un livre de souvenirs (genre bien connu et localement prestigieux). C.Bromberger faisait remarquer à ce propos que la question de l’utilité de leurs recherches n’était curieusement, jamais posée aux historiens et aux archéologues !

Mais supposons ces difficultés surmontées, nous sommes en possession de souvenirs que l’on nous a donnés ou que nous avons eu l’autorisation de reproduire. Examinons un instant comment ils avaient été conservés jusque-là par leurs propriétaires.

Deux grandes catégories apparaissent immédiatement: ceux qui ont organisé leur collection et ceux qui ne l’ont pas fait. La plupart des collections organisées se présentent sous la forme d’albums classés chronologiquement. Le plus souvent ces albums ont été réalisés au jour le jour, soit par le sportif lui-même soit par son père ou sa mère et même quelquefois, mais c’est plus rare, par le conjoint. Ces albums sont constitués pour l’essentiel  de coupures de presse et de photographies.  Les tirages photographiques originaux ont presque toujours été donnés par les correspondants de presse locaux qui en sont les auteurs et qui les distribuent très volontiers, ce qui leur permet d’entretenir d’excellentes relations avec les joueurs.

Ces relations nécessaires entre journalistes et joueurs vont quelquefois très loin. L’un des albums qui nous ont été prêtés comportait beaucoup de photos d’un ami rugbyman marquant un essai grâce à un plongeon spectaculaire.

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C’était un excellent joueur et il est vrai qu’il marquait beaucoup d’essais, mais quand même, la proportion de ces envols m’étonnait un peu. Après quelques questions et alors qu’il me faisait le commentaire de son album, il finit par m’avouer qu’il était très ami avec le photographe du « Provençal » et qu’il allait intentionnellement marquer ses essais (à condition bien sûr que les adversaires le laissent faire) près de l’endroit où il se tenait  en faisant chaque fois que possible ces magnifiques plongeons. Ils y gagnaient tous les deux puisque très souvent ces belles photos se retrouvaient à la une du journal.

On voit bien là les biais que devra éviter une ethnologie du geste sportif !

La Haie d’honneur, un rituel des mariages sportifs

Ces albums bien classés se terminent souvent par des photos de mariage qui en elles-mêmes constituent un genre photographique digne d’intérêt. Il était en effet traditionnel que lorsqu’un jeune sportif se mariait, ses amis viennent faire une haie d’honneur à la sortie de l’église. Les modalités de cette petite cérémonie  étaient bien sûr différentes selon le sport pratiqué.

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Pour un joueur de rugby,  les camarades du marié en tenue de joueurs se plaçaient de part et d’autre des époux et deux par deux tenaient un ballon au-dessus du passage des jeunes mariés. Il y avait bien sûr des variations selon le nombre plus ou moins important des joueurs… et la saison : le maillot et le short étant mal adapté à l’attente de la sortie des mariés par temps de mistral.

La cérémonie est plus pittoresque pour des escrimeurs croisant le fer au-dessus de la tête des époux ou pour des joueurs de moto-ball alignant leurs motos sur les marches du parvis de la cathédrale.

Documents rares

Mais beaucoup d’anciens sportifs n’ont pas réalisé d’album et gardent leurs souvenirs sans classement particulier. Ce qui peut-être intéressant car le rapprochement quelquefois surprenant de souvenirs faisant sens pour leur propriétaire, est en lui-même instructif.

Par exemple L.Porrachia qui fut un des meilleurs rugbymen carpentrassiens avait eu la joie d’être sélectionné à trois reprises dans l’équipe de Provence qui rencontra les Maoris à Avignon en 1926, l’université d’Oxford à Avignon et l’Italie dont ce fut le premier match international (Milan en 1927). Il avait tout conservé de ces moments importants de sa vie sportive. Sa convocation par la fédération, les menus des repas, des cartes de l’hôtel où ils avaient séjourné à Milan et bien sûr quelques photographies de ces rencontres. Il me semble pouvoir dire sans grand risque de me tromper qu’après sa disparition seules les photographies auraient eu quelques chances d’être conservées par sa famille. Il en était d’ailleurs si bien persuadé lui-même qu’il me donna l’enveloppe qui contenait tous ses souvenirs avec plaisir et, m’a-t-il semblé, un peu de soulagement.

Un autre élément important de nos archives me fut donné dans des conditions très comparables. E.Ollivier qui durant une douzaine d’année (de 1947 à 1960) occupa les responsabilités de secrétaire puis de président du club de rugby avait gardé (on ne peut pas dire « conservé ») la totalité des archives administratives du club dans un coin poussiéreux de son garage.

À l’issue de notre entrevue et alors que le conservatoire n’était pas encore en projet, il me les donna, en prenant toutefois la précaution de s’assurer que j’avais toujours des responsabilités dans le club. (Ce qui signifiait pour lui la certitude qu’un dirigeant comme moi comprendrait sans problème l’inévitable approximation des cahiers comptables et n’allait pas faire un scandale en exposant au grand jour les disparités de traitement des joueurs. Qu’on songe aux trente ans qui nous séparaient alors de la fin de son dernier mandat et on comprendra à quel point ce genre de secret est bien gardé ).

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Ausweiss 1943 – Fonds Ollivier

Souvent les albums de presse les plus soignés ne sont pas le fait de leurs héros, mais celui d’admirateurs plus ou moins proches.

C’est ainsi que nous avons eu en main des albums de presse très ordonnés consacrés à la carrière de quelques champions, confectionnés par un de leurs supporters. Nous en connaissons deux consacrés à la carrière de Caritoux, coureur cycliste comtadin, deux fois champion de France et vainqueur du tour d’Espagne. Un autre rassemblant les souvenirs de la carrière de  J.Ragnotti champion de France des rallyes. Ce dernier œuvre d’un de ses amis journaliste comprend beaucoup de tirages photographiques originaux. Comme celui consacré par un neveu à la carrière et à la vie familiale de Marcel Cerdan.

Le nombre total de ce type d’album souvenir est pratiquement incalculable. Il suffit pour s’en faire une idée d’imaginer le nombre astronomique d’albums que des adolescents ont dû consacrer à Zidane ou à d’autres stars d’un niveau approchant. On comprendra peut-être alors que la volonté de limiter notre terrain de recherche à Carpentras et aux carpentrassiens n’est pas si modeste que ça !

Il existe aussi des albums de coupures de presse qui n’ont pas un sportif pour thème mais un club ou un sport.

L’adjoint au sport de Carpentras nous a donné le cahier d’écolier sur lequel, alors qu’il était cadet, il collait toutes les coupures de presse parlant du rugby à 13 qu’il avait pu trouver. Un couple de bénévoles qui dirige le club d’athlétisme de Carpentras depuis bientôt trente ans nous a donné la vingtaine de gros classeurs où ils conservaient soigneusement les coupures de presse et les comptes-rendus officiels concernant l’UAC.

Disons en passant un mot sur le « collectionneur » qui est un concurrent sérieux de l’ethnologue. Le collectionneur est, pour notre entreprise, comme l’amateur de silex qui pille un site pour le préhistorien. Après son passage, le terrain ne sera plus le même et s’il a trouvé une pièce qui l’intéresse, on peut être assuré que plus personne ne la reverra plus.

Objets, collectionneurs et conservation.

A Carpentras, il y en a peu et nous n’en avons rencontré que dans les sports mécaniques. Il est vrai que beaucoup d’argent circule chez les amateurs de vieilles voitures et que certains sont prêts à payer fort cher les objets de collections qui les intéressent.

D’une façon générale, les objets sont plus difficiles à obtenir que les archives et d’abord parce qu’ils ont souvent une valeur vénale réelle même en dehors du monde sportif. C’est le cas par exemple des trophées que l’on offrait aux sociétés de gymnastique au début du XX° siècle et qui ont quitté depuis longtemps les étagères des clubs sportifs pour se retrouver dans les boutiques des antiquaires et dans les ventes publiques.

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XXX° Fête Fédérale. Arras 1904. Prix d’excellence. Espérance Carpentrassienne

Mais même les trophées (coupes, médailles) qui n’ont pas de place sur le marché des objets d’art, sont difficiles à obtenir car si le sportif y attache une valeur sentimentale, il ne s’en séparera pas et il est probable que sa postérité non plus.

Mais si les anciens sportifs n’ont guère pu nous approvisionner en objets « collectionnables » nous ne sommes pas pour autant démunis car il est assez facile dans les brocantes de se procurer des objets impersonnels dont l’intérêt ethno-historique demeure grand. C’est ainsi que nous avons pu acquérir chaussures et ballons de toutes les époques du XX° siècle et de la plupart des sports, raquettes de tennis, haltères, disques, poids, marteau, épées et plastrons d’escrimes, tous objets dont la valeur vénale reste faible dès l’instant qu’ils n’ont pas appartenu à des personnages illustres

Notre relative ancienneté dans la ville et les excellentes relations que nous y entretenons avec beaucoup d’anciens sportifs nous ont permis de rassembler de très belles séries de maillots et d’équipements sportifs dont la valeur sentimentale est inestimable. Maillots d’arbitres, d’internationaux de Rugby à 13, maillots de clubs, équipements de boxeurs, etc… Inutile de dire que nous sommes très sensibles à l’amitié que l’on nous témoigne en nous les confiants.

Et c’est ainsi qu’après sept ans de fonctionnement nous nous trouvons à la tête d’une collection d’un millier de photos concernant le sport local, d’importantes archives papiers (comptables et administratives) concernant plusieurs associations de la ville et d’une bibliothèque de livres et de revues souvent anciennes, d’intérêt local et national.

Fonds sportifs et recherche

Reste à transformer ces archives en source pour la recherche ethnologique et historique. Nous avons bien conscience qu’il faudra certainement dresser d’abord un catalogue un peu moins sommaire que celui dont nous disposons actuellement, mais nous ne comptons pas nous épuiser à cette tache. Pour beaucoup d’institutions muséales il semble que la rédaction d’un catalogue parfait soit devenu une sorte d’obsession et une fin en soi. Comme de toute façon nous n’en avons pas les moyens, nous avons préféré, comme le renard de la fable, renoncer à ce genre d’entreprise, et nous savons que nous ne pourrons jamais réaliser un catalogue qui grâce à l’informatique, à Internet ou à un autre procédé magique dispenserait le chercheur de se déplacer.

Nous préférons donc l’inviter à venir travailler au conservatoire et nous aider à donner sens à notre collecte.




«Le sport fait des ignares et des cardiaques, des brutes et des éclopés » Maurice Barrès

Sorti de son contexte historique, ce texte de Maurice Barrès paraît provocateur, excessif et certainement erroné. Il devient plus compréhensible lorsqu’on sait que cet écrivain belliciste vivait avec angoisse l’engouement des jeunes français pour les sports athlétiques. Pour Barrés la jeunesse avait le devoir de reconquérir l’Alsace et la Lorraine et tout ce qui pouvait la détourner de cette ardente obligation devait être proscrit.