Mais à quoi jouait-on sur la place du Palais épiscopal en 1694 à Carpentras ?

En l’an de grâce 1694, Mgr. Buti, évêque de Carpentras, écrivit au Saint-Siège pour que soit interdit le jeu de ballon devant son Palais. Cette lettre découverte au Vatican par Claude Cochin fut publiée pour la première fois dans le compte-rendu de la 76e session du Congrès Archéologique de France tenue à Avignon en 1909-1. Elle a depuis été publiée à plusieurs reprises et notamment par Georges Brun dans « Jadis… Carpentras »-2. Cette lettre est précieuse à plusieurs titres. D’abord parce qu’elle est riche d’enseignements sur les jeux de pouvoir dans le Comtat Venaissin de l’époque, ensuite et peut-être surtout – parce qu’elle est accompagnée d’un magnifique dessin (fig.1) représentant tous les édifices entourant la place du Palais.

Fig. 1 : Façade du palais épiscopal. Détail du dessin à la plume joint à la plainte de Mgr. Buti. On peut lire : Strada dové si giuca al’ Pallone. (Cliché G. Brun)

Cette requête épiscopale doit aussi une partie de son succès à ce qu’elle permet de plaisanteries au sujet des rapports que l’évêque voyait certainement d’un œil suspicieux,  entre les jeunes filles confiées à la garde des religieuses Ursulines, dont les fenêtres du couvent donnaient sur la place, et les jeunes et vigoureux Carpentrassiens qui y jouaient au ballon (fig. 2).

Fig. 2 : Les ‘spectatrices’ aux quatre fenêtres E du couvent des Ursulines. (Cliché G. Brun)

Examinons le passage de la lettre de Mgr. Buti où il signale ce que ces regards croisés pouvaient avoir d’inquiétants… du moins pour lui.  Claude Cochin en donne un résumé qui, à mon humble avis, prend quelques libertés avec la réalité du texte –3. Je le cite : « Les bonnes mœurs en souffrent aussi car quatre fenêtres du monastère donnent sur cette même rue  par là les religieuses et les jeunes filles confiées à leurs soins peuvent, non seulement entendre les paroles licencieuses, obscènes et sacrilèges des joueurs mais en outre les voir jouer presque entièrement dépouillés de vêtements » et il pourrait se faire – ajoute l’évêque en bon psychologue – « que la présence de telles spectatrices fût pour les joueurs la principale raison de rester en ce lieu ». Personnellement il me semble que C. Cochin va un peu loin car le passage qu’il cite ne dit pas tout à fait cela. Le voici dans la traduction que Maurice Cézilly en a donnée-4 : « …mais en outre les voir jouer à peu près entièrement dévêtus … et peut-être que ledit monastère donne au jeu son impulsion principale.» dont la dernière phrase paraît plus proche du texte en italien du 17e s. tel que publié comme pièce justificative en annexe de la communication de C. Cochin et que voici : e forsi potrebbe anco essere che detto monastero dasse il principale impulso di giucarsi.  Mais pour l’instant ne nous focalisons pas sur ces petits problèmes de traduction.

     Venons-en à mon sujet. Avec les luttes politiques au sein du petit état pontifical et l’étude du patrimoine architectural les érudits et les historiens avaient suffisamment de « grain à moudre » et ne se sont guère préoccupés des caractéristiques précises de ce jeu qui s’était attiré les foudres de Mgr. Buti et du Vice-Légat.

     Examinons d’abord ce que lui reproche l’évêque et essayons d’en tirer quelques lumières sur la nature de ce jeu fort encombrant.

     Primo, le jeu cause des dommages aux édifices :

D’abord à l’église des religieuses : « … au cours des années passées il arriva si souvent que le ballon entrât par la grande fenêtre de cette église, avec importants bris de vitres, qu’il fallut murer cette fenêtre principale, laquelle reste encore murée aujourd’hui, avec obscurité et détérioration sérieuse pour l’église... »

Le palais épiscopal n’est pas épargné. «…quatre ballons étaient déjà entrés dans les dites pièces épiscopales-5 en brisant chaque fois les vitres et en semant la confusion chez ceux qui étaient venus en audience »

     Au passage notons que lorsque le vicaire général fut envoyé prévenir les joueurs de cet incident il fut reçu par des bordées d’injures. Les joueurs « … avertit de façon courtoise par le Vicaire Général que quatre ballons étaient déjà entrés dans les dites pièces…. se laissèrent aller à des propos injurieux et à des menaces » ce qui nous renseigne indirectement sur l’autorité (ou plutôt le manque d’autorité) de l’évêque et aussi sur l’assurance des joueurs vraisemblablement persuadés d’être dans leur bon droit.

     Qu’est-ce que ce passage nous a appris sur le jeu lui-même ?

  S’agissait-il d’un jeu de ballon au pied (football pour parler en français). C’est peu probable, car il aurait fallu que les joueurs soient particulièrement maladroits pour envoyer aussi souvent le ballon si haut et avec autant de force-6. Si le dessin annexé est à la même échelle pour les côtés Est et Ouest une comparaison avec les 57m du palais épiscopal nous montre que la fenêtre de l’église du couvent  se situait à 15m. Un sacré coup de pied en effet. Ce ne serait certainement pas très difficile pour un footballeur moderne d’envoyer un ballon actuel à cette hauteur, mais les jeunes carpentrassiens ne disposaient certainement pas de ballons gonflés. La plupart des ballons joués au pied à cette époque étaient constitué d’une enveloppe de cuir cousu remplie de substance diverses-7. Dans son examen minutieux des jeux de balles au pied joués à différentes époques et sous tous les cieux, P. Villemus nous apprend que les anciens égyptiens utilisaient des balles en son recouvertes de peau et aussi des ballons fait de boyaux de chats attachés en forme de sphère. D’après cet auteur les spartiates auraient utilisé des ballons gonflés (des vessies de bœuf) pour jouer à l’epyskorios qui se pratiquait avec les pieds. Les Romains avaient plusieurs façons de fabriquer les ballons servant à l’Haspartum. On a retrouvé des balles en bois et des balles faites de cheveux et de linges cousus. Pour fabriquer des balles rebondissantes les romains utilisaient des vessies de porc ou de bœuf gonflées, mais aussi des éponges enveloppées de tissus ou entourées de cordes.

     Il existait probablement à la fin du 17e siècle quelques ballons gonflés en France mais ils étaient certainement couteux et fragiles, et seuls les gentilshommes de l’époque pouvaient se les offrir.

     Résumons ce que nous venons d’apprendre : les jeunes Carpentrassiens ne jouaient probablement pas avec les pieds car il est fort peu probable qu’ils aient pu envoyer aussi haut des ballons remplis de son ou avoir assez de force pour casser des vitres avec des ballons remplis d’étoffe.

     Il est donc permis de mettre en doute, soit la bonne foi de l’évêque (impensable…!) soit les caractéristiques attribuées jusqu’ici à ce jeu qui ne serait donc pas un ancêtre du football. C’est maintenant cette dernière hypothèse que nous allons explorer.

     Alors, d’où viendrait cette confusion?

     Revenons-en au texte italien. La seule citation complète du nom du jeu dans cette lettre se trouve au début de la plainte : il y est dit que le motif de la requête était de tenir hors les murs « il giuco incomodissimo del pallone ». Par la suite le mot « pallone » seul, est utilisé à de nombreuses reprises, et à la fin de sa demande, l’évêque signale que le Vice-Légat a d’ores et déjà pris des mesures visant à interdire à tous « di giocare al pallone » sur la place du palais.

     Les deux traductions dont nous disposons parlent de « jeu de ballon ». Ce qui n’est pas faux littéralement mais qui reste beaucoup trop imprécis et mène à un anachronisme qui nous paraît coupable. 

     Si l’on s’en tient à une traduction à la lettre il est parfaitement justifié de traduire pallone par ‘ballon’. C’est ce à quoi nous invite le dictionnaire Garzanti qui ne connait aucune autre acception de ce mot. On ne peut donc pas jeter la pierre ni à C. Cochin ni à M. Cézilly pour avoir traduit giuco del pallone par ‘jeu de ballon’. Mais ce qui pose problème, c’est que de « jeu de ballon » à football il n’y a qu’un petit pas à franchir et que ce petit pas a malheureusement été franchi un peu vite à mon avis.

     Un indice aurait dû mettre nos traducteurs sur la bonne piste. En Italie, depuis le 15e siècle au moins, les jeux de ballons aux pieds sont appelés Calcio-8 et il est plus que probable que si nos Carpentrassiens avaient joué avec les pieds, le romain Buti aurait employé « giocare al calcio » et non pas « giocare al pallone ».

     Mais les traducteurs sont bien excusables et nous leur pardonnerons d’autant plus volontiers que ni Cochin ni Cezilly, archéologue et professeur de littérature, ne devaient pas beaucoup s’intéresser à  l’aspect sportif de la plainte qu’ils jugèrent certainement très secondaire. Et puis à leur époque, ils ne disposaient pas d’internet et de ses puissants moteurs de recherches. Parce que si vous avez la curiosité de taper « giuco del pallone » dans Google vous allez brusquement voir jaillir la lumière en même temps qu’un demi-millier de pages où ce jeu est mentionné.

     En Italie depuis le 16e siècle au moins jusqu’à nos jours, on a pratiqué le « giuco del pallone » sous ce nom-9 et avec une continuité dont, je crois, il faut féliciter nos voisins italiens (fig. 3).

Fig. 3 : Affiche Turinoise du milieu du 19e s. annonçant une grande rencontre. Au moins un des joueurs cités sur l’affiche (Sconfienza) est resté un « joueur de légende » de ce jeu.

Pour l’évêque Buti et pour le tribunal romain à qui il adressait sa plainte, il n’y avait donc aucune ambiguïté. Car on peut postuler sans risque de se tromper que tous ces prélats italiens connaissaient ce jeu, et qu’ils savaient où et comment on pouvait y jouer. Il n’était nullement nécessaire pour Mgr. Buti d’expliquer à ses interlocuteurs les caractéristiques et les règles du « gioco del pallone » qu’ils connaissaient bien et auquel ils avaient peut-être même joué dans leur jeunesse.

     Est-il nécessaire de préciser ici qu’à la fin du 17e siècle tout le Comtat et Carpentras en particulier étaient imprégnés de culture italienne. Les monuments au milieu desquels ils vivaient étaient inspirés de l’architecture italienne à commencer par ceux qui entoure cette place d’où l’évêque et le Vice-Légat entendaient bien chasser le « giuco del pallone ». Le Palais lui-même avait bien été dessiné par François du Royer de la Valfrenière qui était français. Mais il avait suivi les instructions d’Alexandre Bichi, un prince de l’église d’origine siennoise fraichement nommé évêque de Carpentras, qui lui avait demandé de s’inspirer des beaux palais toscans-10. Bref, il ne paraît pas déraisonnable de supposer que les jeunes comtadins vivant sous l’autorité d’Italiens et imprégnés depuis des lustres de leur culture, aient adopté des jeux italiens.

     Il est temps de s’interroger maintenant sur le jeu lui-même. Là encore internet nous permet très facilement d’en apprendre les règles et l’histoire, et en même temps, de découvrir une abondante et riche iconographie.

     Nous savons que le giuoco11 del pallone se jouait depuis fort longtemps. On en trouve la trace aux 14e et 15e siècles où il se pratiquait dans les rues et sur les places des villes italiennes. Aux 18e et 19e siècles (fig. 4) il deviendra le jeu le plus populaire d’Italie.

Fig. 4 : Gravure italienne représentant le jeu. En 1814, vraisemblablement à Rome, place des quatre fontaines.

Comme pour le Jeu de Paume très répandu en France à la même époque il y a de multiples façons de jouer à ce jeu de balle. La forme qui est représentée sur cette gravure est dite « al bracciale»-12 (au bracelet). Ces bracelets étaient en bois avec un dispositif intérieur très simple qui permettait de les tenir très fermement (fig 5)

Fig 5: Des « bracciale » (bracelets) utilisés par les joueurs d’aujourd’hui. Les bracelets doivent règlementairement peser deux kilogrammes.

Leur rôle était de donner plus de puissance à l’impact sur la balle et donc de la propulser loin, haut et fort. Et donc sans difficultés vers les fenêtres d’un palais d’évêque.

     Donc, ce jeu ressemblait beaucoup au jeu de paume. Il ne s’agit pas d’une opinion personnelle puisque le grand ethnologue folkloriste Arnold Van Gennep pense que tous les jeux qui se jouent ainsi face à face, comme le « giuoco del pallone » ou le jeu de paume, sont des dérivés du jeu de « Trinquet »-13. Et une gravure du 17e siècle de Jean Lepautre (fig. 6) conservée à la bibliothèque nationale nous montre qu’en France aussi le même jeu était pratiqué de la même façon qu’en Italie. Et comme cette gravure est intitulée « le ballon » on comprendra que la distinction que nous faisons maintenant entre  jeu de balle et jeu de ballon n’était pas si évidente que ça, même pour les contemporains de la gravure.

Fig. 6 : Gravure de J. Lepautre. 17e siècle. (BNF). La légende d’époque de la gravure est : Le ballon. Beaucoup d’auteurs pensent qu’à l’origine, étaient utilisés des ballons gonflés. Mais depuis longtemps on se sert de pelotes identiques à celles de la figure 7.

     Nous avons dit plus haut que les ballons gonflés étaient certainement très rares à l’époque et jusqu’au début du 19e siècle. Mais de toutes façons, ni le giuoco del pallone, ni les différentes formes de jeu de paume, qu’elles soient jouées à la main, avec des raquettes, des bracelets ou des chisteras, ne se sont jouées avec des ballons gonflés. On le distingue d’ailleurs très bien sur la gravure de Lepautre où le ballon semble fait d’une enveloppe (de cuir?) ficelée et probablement bourrée de paille ou de tissu. D’ailleurs les joueurs italiens de notre époque ont su rester fidèles à la tradition et utilisent des pelotes fabriquées selon la tradition ancestrale (fig. 7).

Des pallone modernes photographiés lors d’un match officiel organisé par la fédération italienne de ‘pallapugno’ qui chapeaute tous les types de jeux de pelote.

Ces jeux très populaires étaient pratiqués dans tous les villages provençaux. Leur présence est attestée au début du 19e siècle grâce à la précieuse enquête du préfet Charles de Villeneuve-Bargemont-14. Dans le ‘Trésor des jeux provençaux’, Charles Galtier-15 faisait la même constatation en précisant que la forme à main nue était la plus répandue dans les villes provençales. Il en prenait pour preuve la présence dans de nombreuses villes et villages de rues du jeu de paume auxquels, nous le savons maintenant, il faut rajouter les rues et places du jeu de ballon.

     Revenons-en à la requête de Mgr. Buti. Cette longue lettre n’était qu’un soutien à une interdiction déjà promulguée par le Vice-Légat devant une sorte de tribunal d’appel qui devait se prononcer sur le bien-fondé de la décision de l’autorité civile. Bien entendu, l’évêque et le Vice-Légat gagnèrent ce procès et les joueurs durent définitivement quitter la place du palais pour aller s’amuser ailleurs, ce qu’ils faisaient déjà si on en croit la plainte de Mgr. Buti. Il est même possible que ces joueurs se soient transportés alors sur l’emplacement de l’ancien boulevard du jeu de ballon, comme le pense Henri Ameye-16, mais rien n’est moins sûr. Les règles de ces jeux n’étaient pas aussi rigoureuses que les règlements sportifs de notre époque et personne alors ne se préoccupait de standardiser la taille des terrains ou des bracelets. On devait pouvoir y jouer à peu près n’importe où comme de nos jours, les enfants peuvent jouer au foot sur n’importe quel terrain libre avec un nombre de joueurs qui ne dépend que des circonstances.

     Quel fut le destin de ces jeux populaires ? En France le jeu de paume devint de plus en plus règlementé et il parvint à supplanter les autres formes de ces jeux de balles où les deux équipes sont face à face. Le jeu de paume exerçait une hégémonie réelle et il ne connut pas de concurrence jusqu’à la fin du 19e siècle avec l’arrivée massive du Tennis. Le coup de grâce lui fut porté par le maréchal Pétain et J. Borotra son commissaire général à l’éducation et au sport, qui supprimèrent la fédération de Jeu de Paume transférant ses considérables biens à la fédération de Tennis-17.

     Il persista cependant quelques formes locales de ces jeux et nous pouvons au moins citer, au risque d’en oublier, les jeux de pelotes basques et la balle au tambourin pratiquée dans le Languedoc.

    Mais ces formes ne survécurent qu’au prix d’un processus de sportivisation gommant les particularités locales comme la taille des terrains ou des frontons et imposant des compétitions régulières, des terrains normés et l’organisation en divisions et catégories diverses.

     Si ces jeux ont disparu du territoire français, il n’en fut pas de même en Italie où l’on a su fort bien transformer ces longues traditions pré-sportives en richesses touristiques.

     Le Calcio Storico, par exemple, organisé avec un grand respect de la tradition médiévale, précédé de magnifiques défilés en costumes d’époque, attire plusieurs fois par an des milliers de visiteurs sur la place de Santa Croce à Florence.

     Dans Carpentras qui semble de nouveau aimer la fête, pourquoi n’organiserions-nous pas des reconstitutions du « Giuoco del pallone » en costume, sur la place du palais ? Les jolies Carpentrassiennes se feraient un plaisir de se pencher aux fenêtres de la place pour évoquer le souvenir gracieux des premières ‘supportrices’ du couvent des Ursulines.

JF Brun.

NOTES

1 Téléchargeable sur le site Gallica de la BnF.

2 Jadis…Carpentras, Le Nombre d’or, Carpentras, 1985, planche 11, où l’on trouve aussi la reproduction détaillée du dessin qui accompagnait la requête de Mgr. Buti.

3 Fort heureusement il publie l’intégralité de la lettre en italien. Nous allons revenir sur ces problèmes de traduction et de lecture.

4 Traduction faite pour l’ouvrage de G. Brun : Carpentras. Recueil de textes anciens et modernes, Le Nombre d’or, Carpentras 1970, p 146 et reprise partiellement dans Jadis…Carpentras ; op. cit.

5 Seule les pièces donnant sur la place étaient habitables. C’est, du moins, ce que dit la requête.

6 G. Brun avait signalé cette anomalie et il trouvait bien hautes les fenêtres du palais : «… pour qu’elles soient menacées il fallait que les footballeurs carpentrassiens aient un sacré coup de pied. »

7 P. Villemus, Le dieu football, Eyrolles, 2006. 

8 Le dictionnaire Garzanti propose « coup de pied » comme traduction de Calcio

9 On rencontre quelquefois aussi celui de « Sferistorio » dont l’étymologie est grecque.

10 La construction dura de 1640 à 1650 (cf. Jadis…Carpentras, G. Brun Pl. 18)

11 Il semble qu’on employait aussi bien Giuoco que Gioco.

12 Ou « col bracciale »

13 A. Van Gennep, Les jeux et les sports populaires de France, éditions du CTHS, Paris, 2015, p 94.

14 L’ouvrage original de 1829 est difficile à se procurer mais la statistique est rééditée et commentée dans un ouvrage récent : Récits des fêtes en Provence au 19e siècle, éd. Archives départementales des BdR, 2010

15 C. Galtier, Le trésor des jeux provençaux, éd. M. Petit, Raphèle les Arles, 1952

16 Henri Ameye, En flânant… rues et places de Carpentras, éd. Batailler, Carpentras, 1966.

17 La fédération de Rugby à 13 fut frappée elle aussi par la même décision. Il fut interdit de pratiquer le Rugby à 13 et les biens de la fédération furent offerts à la fédération de Rugby à 15 qui oublia de les rendre à la Libération.

 




Patins à roulettes

La fédération de Roller se plaint de son manque de retentissement médiatique. Pourtant les différentes disciplines de « patin à roulettes » sont spectaculaires et pratiquées par d’excellents sportifs. Parmi les motifs invoquées comme cause probable de ce relatif désamour, il y a certainement le fait que le CIO ne lui a jamais offert l’accès aux Jeux Olympiques qui sont, comme chacun sait, une source considérable de reconnaissance officielle et donc de subventions, ainsi que d’accès aux grands médias. Il est vrai que les jeux d’été, auxquels pourrait prétendre le Roller, sont pléthoriques et que la concurrence est rude pour s’y faire accepter, alors que les jeux d’hiver où figurent depuis toujours le patin à glace manquent au contraire de disciplines nouvelles et crédibles.

Mais ceci ne doit pas nous faire oublier que le Roller est un sport exigeant et dont l’ancienneté

historique devrait faire pâlir de jalousie quelques sports nouvellement officialisés dont la pérennité est loin d’être acquise (non ! non ! Je ne nommerai personne)

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Patinage sur glace

Le patinage a été le premier « sports d’hiver » admis aux Jeux Olympiques. Il l’a été avant même la création  des Jeux Olympiques d’hiver en 1924 à Chamonix. Lors des Jeux de Londres en 1908 plusieurs médailles furent attribuées en patinage artistique, notamment à l’anglaise Madge Syers et au suédois Salchow. Ce fut d’ailleurs, le patinage artistique qui draina la plus large part de l’adhésion populaire lors de ces jeux … d’été. Curieusement il n’y eut pas de patinage aux Jeux de Stockholm qui suivirent ceux de Londres, mais uniquement pour des raisons diplomatiques: les Jeux Olympiques de 1912 ne devant pas concurrencer les Jeux Nordiques de 1911.

Mais avant d’être « sportivisé » et sévèrement encadré par des règlements très contraignants, le patinage fut d’abord un moyen commode de se déplacer pour les anciennes populations nordiques, et aussi, peut-être surtout, un instrument de loisirs festifs, de promenades et de jeux. 





Le cercle des Vélocipédistes Carpentrassiens et les deux courses de 1869

A la fin des années 1860 de nombreuses associations de vélocipédistes voient le jour en France. Parmi elles le Cercle des vélocipédistes Carpentrassiens (CVC). Leurs fondateurs sont – sans trop le savoir – en train d’inventer les sociétés sportives, une forme associative dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle aura un grand avenir! L’exemple du CVC va nous permettre d’essayer de comprendre les transformations radicales qui sont en train de se produire, ainsi que les résistances qu’elles suscitèrent.
On aurait pu s’attendre à ce que les buts nouveaux de ces fondateurs les aient conduit à créer des formes associatives nouvelles – nous allons voir qu’il n’en fut rien. Les compétitions sportives qu’ils organisèrent furent bien de fait, radicalement nouvelles, mais on à l’impression que cette nouveauté les effrayât et qu’ils se sentirent obligés de se réfugier dans des modèles préexistant au premier rang desquels celui des compétitions hippiques.

Il nous faudra aussi essayer d’expliquer ce que Carpentras vint faire – et de façon si précoce – dans ce mouvement novateur et progressiste.
Nous allons commencer par là.
Pour K.Kobayashi 1 le Cercle des Vélocipédistes Carpentrassiens (CVC) fut la 5° société cycliste à voir le jour en France. Or à cette époque Carpentras est une petite ville provinciale sans grande originalité. Son économie est fondée sur l’agriculture et vers 1860 l’agriculture Comtadine 2 se porte mal . Le vignoble est déjà fortement touché par le phylloxéra, la garance traditionnellement utilisée en teinture est mortellement concurrencée par les teintures chimiques Alsaciennes et Allemandes, et la culture de l’olivier est de peu de rapport. Il y aurait eut là de quoi être pessimiste, et on ne voit pas bien comment dans ce climat de marasme économique, les Carpentrassiens enthousiastes sont pu se lancer dans l’aventure cycliste. C’est que dans le même temps réapparaissaient des raisons d’espérer dans l’agriculture. Deux nouveautés vont révolutionner les anciennes façons culturales. En 1863 le chemin de fer arrive à Carpentras et surtout, depuis le début des années 1860 le canal de Carpentras amène en abondance l’eau de la Durance sur les terres arides du Comtat Venaissin. Ces deux innovations, associées à un ensoleillement très favorable, vont permettre des cultures maraichères « primeurs » qui seront expédiées très tôt dans la saison – donc à bon prix – vers Paris et les villes du nord de la France. Ces nouvelles cultures (tomates, aubergines, melons etc.) seront aussi transformées sur place dans de petites structures industrielles de confiserie et de conserverie grandes utilisatrices de main-d’oeuvre. L’agriculture locale jusqu’alors très traditionnelle pour ne pas dire conservatrice se retrouve soudain projetée en pleine modernité.

Ce regain de l’économie locale suffit-il à expliquer cet enthousiasme pour les courses de Vélocipèdes? Certainement pas et il faut aussi s’intéresser à quelques traits ethniques qui caractérisent la culture provençale. Depuis longtemps les provençaux sont des joueurs. C.Bromberger 3 a bien montré « l’engouement des Provençaux pour le jeu » qui se traduit par une «pratique ludique exceptionnellement dense à l’échelle du quotidien».  Les provençaux aiment les défis et les paris de toutes sortes. À Carpentras par exemple, dès l’apparition des premiers vélocipèdes, le riche propriétaire d’un bon trotteur engage un pari avec le meilleur des vélocipédistes locaux pour savoir qui des deux arrivera le premier à boucler un parcours d’une bonne vingtaine de kilomètres. 4

Ce goût ludique pour les affrontements sportifs semble caractériser aussi bien tous les pionniers français de la vélocipédie. Dans tous les statuts de ces premières associations il est mentionné l’organisation de courses comme moyen de développement et de propagande; dans aucun il n’est fait mention d’un quelconque caractère utilitaire ou hygiénique du vélocipède. C’est assez montrer que les fondateurs de ces premiers Véloce-clubs entendaient surtout s’amuser et ce malgré ce que pourrait laisser croire le côté quelque peu caporaliste de certains de leurs règlements.
Il ne faudrait cependant pas faire des fondateurs du CVC des révolutionnaires modernistes décidés à rénover profondément la société française. Nous allons voir en effet qu’à plusieurs titres ils firent preuve d’une très grande timidité et d’abord dans le choix de leur organisation interne.
Le Cercle des vélocipédistes Carpentrassiens fait sa demande d’autorisation le 28 Octobre 1868 et l’obtient le 27 Novembre 1868. Le choix de ce nom ancien de «Cercle» pour cette association dont l’objet est nouveau n’est pas anodin.
Qu’est ce qu’un Cercle?
Présents dans toute la France mais surtout en Provence et dans le midi, les cercles constituent une forme déjà ancienne d’organisation sociale 5. Il y a des cercles dans toutes les villes et dans tous les bourgs provençaux de quelque importance. Ce sont des associations uniquement masculines dont les membres se groupent par affinité idéologique ou professionnelle et quelquefois même ethnique. L’administration impériale leur donne l’appellation commune de « sociétés d’amis » ce qui en est finalement une assez bonne définition. Or, nous allons le voir en détail, la structure et les règlements des cercles ne paraissent pas très bien adaptés aux buts que se fixent les nouvelles associations de vélocipédistes.

Le CVC installe son siège au premier étage d’un des grands cafés de la ville en lieu et place du « cercle des employés » 6. Nous connaissons la liste de ses membres fondateurs et grâce à un rapprochement avec les listes électorales de Carpentras nous avons pu retrouver l’âge et la profession de la plupart d’entre eux.

On peut constater qu’il s’agit de jeunes gens (moyenne 26,2 ans avec des extrêmes à 21 et 33 ans). Leurs professions sont plutôt modestes: il y a treize artisans et commerçants sur les vingt et un membres dont le métier est connu. Ce qui corrobore ce qu’Alex Poyer 7 a observé pour l’ensemble des premiers Véloce-clubs.  Parmi les fondateurs on ne trouve aucun membre de la noblesse carpentrassienne pourtant très présente dans nombre d’autres activités locales.

Nous avons une preuve supplémentaire de ce que les membres fondateurs du CVC n’étaient vraisemblablement pas très riches et n’avaient peut-être pas tous les moyens d’acheter un vélocipède: les statuts du cercle prévoit que l’association pourra en acheter pour les louer à l’un ou l’autre de ses membres.
Nous avons la chance d’avoir un excellent point de comparaison avec la création quasi contemporaine (Mai 1869) et la proximité géographique du Véloce Club d’Avignon (VCA). Là encore nous disposons de la liste des membres fondateurs.

La proportion des commerçants et des artisans y est encore plus forte qu’au CVC (14 sur 20 soit 70%). Les buts de ces deux sociétés sont très semblables. A Carpentras: développer l’art et l’usage du vélocipède, créer des relations amicales entre les membres du cercle et créer des courses annuelles de vélocipèdes. A Avignon on se propose: la réunion des «velocemen», la propagation du vélocipède et l’organisation de courses et de promenades.
Les deux associations dont les buts apparaissent clairement comme sportifs et ludiques vont cependant s’inspirer pour leur règles de fonctionnement des structures archaïques et fermées des cercles.
Ni l’une ni l’autre ne montre d’empressement à accueillir de nouveaux membres. Pour être admis dans ces sociétés il faudra d’abord être parrainé par deux membres fondateurs et ensuite franchir l’obstacle d’un scrutin positif (3/4 des membres du VCA alors qu’une majorité simple suffit à Carpentras). Le statut des «étrangers» (c’est à dire des Avignonnais ou des Carpentrassiens non-membres titulaires) est également fixé par le règlement. Le bureau du CVC pourra leur accorder une carte provisoire tandis qu’à Avignon on leur permettra de venir «à de rares intervalles». On le voit on n’est pas très accueillants malgré l’intention manifestée dans les statuts d’assurer la propagation de la vélocipédie.
Nous connaissons l’adresse des membres fondateurs du VCA. Lorsqu’on la reporte sur un plan d’Avignon on a l’impression d’une assez grande proximité géographique.

Selon toute vraisemblance ces jeunes gens se connaissaient et étaient probablement déjà des amis.
On pourrait imaginer que des dispositions légales étaient à l’origine de ce repli sur soi. Il n’en est rien et nous en voulons pour preuve les statuts d’une société avignonnaise qui voit le jour à la même époque. La « Société des francs jouteurs de la porte du Rhône », fondée en Octobre 1869, ne met aucune restriction à l’adhésion de nouveaux membres. Il suffira pour être admis comme membre titulaire d’avoir plus de vingt ans. C’est donc la société la plus traditionnelle qui a le comportement le plus audacieusement moderne et qui pratique, très tôt dans l’histoire des exercices physiques, le prosélytisme que nous connaissons aujourd’hui dans les associations sportives actuelles.

Nous allons voir maintenant que même dans l’organisation d’une activité aussi radicalement nouvelle que les courses de « véloces » les membres du CVC vont se croire obligé de se référer à des modèles préexistants.
Le CVC organise sa première réunion de courses le 29 Mars 1869 . C’est un Lundi de Pâques et cette date n’est pas fortuite. Le Lundi de Pâques est traditionnellement en Provence une journée de fête et de sortie en plein air.

Partout en France, à Carpentras comme ailleurs, les organisateur de ces premières réunions vont se réfugier dans un modèle que nous avons tendance aujourd’hui à trouver ridicule qui devait pourtant leur paraître inévitable 8. R.Hubsher l’avait noté: « le succès d’une rencontre cycliste se mesure à son degré de ressemblance avec une réunion hippique et les jeunes gens poussent le souci de la ressemblance jusqu’à revêtir une tenue de jockey, chausser des bottes et user d’un vocabulaire emprunté aux professionnels du milieu hippique.» 9
La ressemblance ne s’arrête pas au vêtement. Les affiches et les programmes sont directement copiés sur ceux des courses de chevaux.

De nombreuses explications ont été proposées pour expliquer cette attraction pour le modèle turfiste. Il est raisonnable de penser que, au moins pour les réunions parisiennes, la volonté de rester dans un entre-soi mondain fut primordiale. Les Carpentrassiens quand à eux se rendaient bien compte que leur société ne pouvait pas avoir le chic des courses parisiennes, aussi leurs exigences en matière vestimentaires furent-elles plus modestes. En dehors de la Poule des Velocemen où le règlement précise que «la tenue de jockey en soie est strictement de rigueur » on ne demanda aux participants des autres courses qu’une « tenue convenable se rapprochant autant que possible des costumes de jockey »

Un ex-voto naïf 10 qui a le grand avantage de nous apporter des informations rares sur les couleurs utilisées par les coureurs, nous permet de vérifier que ces recommandations furent réellement observées par les concurrents.
Bien sur ces jeunes gens manquèrent-ils un peu d’audace en ce qui concerne les formes qu’ils donnèrent à leurs associations. Ils ne surent pas non plus couper dès l’origine le cordon ombilical qui les liaient au turf et à la haute société parisienne. Il ne faudrait pour autant pas oublier que dans de nombreux autres domaines ils furent des pionniers.

Alex Poyer 11 met bien évidence « cette « sportivisation » quasi immédiate des premières manifestations cyclistes. Il ne s’agissait pas, en effet de transformer un jeu traditionnel en sport, mais d’inventer un nouveau et probablement le premier des sports modernes. D’emblée les organisateurs de courses de vélo instituèrent un calendrier propre et indépendant de circonstances festives traditionnelles ou religieuses locales. D’emblée les parcours étaient mesurés et chronométrés. Les performances pouvait donc être comparées d’un champ de course à un autre et des records établis et mémorisés. D’autre part la valeur des prix distribués (500F. par exemple pour le grand prix du mois d’Aout à Carpentras) en attirant des concurrents de toute la France, faisait exploser le cadre étroit des fêtes votives traditionnelles. Toutes ces « inventions » sont à porter au crédit de ces pionniers.

Avaient-ils la possibilité de concevoir et d’inventer « le sport » à partir de rien?

Probablement pas puisqu’ils se crurent obligés de se référer au modèle turfiste préexistant. Mais après tout les fondateurs parisiens de l’athlétisme ne firent pas non plus preuve de davantage d’audace puisque vingt ans plus tard, lors des premières courses à pied organisée par le très mondain Racing club de France, ils se sont crus encore obligé de s’accoutrer de costumes de jockey avec toques, bottes et cravaches.

 

 

 

 

 


NOTES
1 communication personnelle conservée au CPS. De cet auteur il faut lire: K.Kobayashi; Histoire du vélocipède de Drais à Michaux 1817-1870, un ouvrage de référence malheureusement épuisé. 

2 Le Comtat Venaissin est un ancien état du pape dont le territoire était à peu près superposable à l’actuel département de Vaucluse. Le Comtat s’est volontairement rattaché à la France en 1792 et n’était donc Français que depuis peu, ce qui est déjà un trait original.

2 Bromberger Christian: Provence; R.Bertrand, C.Bromberger, JP.Ferrier; Paris, Christinne Bonneton, 1989 P.244
4 L’indicateur de Carpentras; 22 Novembre 1868
5 C.Bromberger; ibid; P.185
6 il n’y a aucun rapport entre ces deux associations qui n’ont eu aucun membre commun.
7 La bourgeoisie « populaire » des employés et des petits patrons du commerce et de l’artisanat fournit six adhérents sur dix. Alex Poyer: Les premiers temps des véloce-clubs, Paris, L’Harmattan, 2005, P307.
8 Ces courses ont été bien fort décrites par K.Kobayashi dans son Histoire du Vélocipède; op.cit. et nous avons nous-même publié quelques articles sur ce sujet (notamment:JF.Brun, Carpentras: aux origines des courses vélocipédiques?, Science et motricité, n°27, pp 17-22) nous ne nous y étendrons pas davantage ici.

9 R. Hubscher, J. Dury, B. Jeu, l’Histoire en mouvements, Ed. Armand Colin, Paris, 1992
10 conservé par la Bibliothèque Inguimbertine (voir les remerciements en fin d’article)
11 A.Poyer, op cit, P15

JF Brun
Remerciements
Nous remercions tout particulièrement M. Jean-François Delmas directeur de l’Inguimbertine et des musées de Carpentras de nous avoir autorisé à reproduire ces documents à l’occasion de la 26° Conférence internationale d’histoire du cycle d’Entraigues sur la Sorgue.
Article publié initialement dans les actes de la 26° CIHC.





Sur les gradins, on rit…aussi parfois. Un article de C.Bromberger, toujours d’actualité.

Facétie et moquerie dans les stades de football  –  Christian Bromberger (article publié dans « le monde alpin et rhodanien » n° thématique « la moquerie » 1988)

« Se la Juve è magica, Cicciolina é virgine »

(Inscription relevée à Naples après la victoire en championnat du club de cette ville, en 1987, victoire consacrant la revanche du Sud sur le Nord. (La « Juve » désigne la Juventus de Turin).

Un match de football est un drame à l’issue incertaine, dont le déroulement et le spectacle semblent laisser bien peu de place à la facétie, cette mise à distance amusée de soi, des autres, des événements. Sur le terrain et les gradins, les grands moments de la partie sont empreints de tension ou de liesse, de souffrance ou d’explosions de joie et l’on aurait grand peine à discerner, ici ou là, la trace d’un sourire, complice ou badin, détaché. Avant la rencontre, un silence pesant règne dans les vestiaires où les joueurs se concentrent, tandis que les clameurs et la tension » montent » dans les virages du stade où se regroupent les « commandos » et les « brigades » des supporters les plus ardents. Pendant la partie, les visages des spectateurs sont tendus, crispés, si le sort demeure incertain ou défavorable, tandis que les joueurs souffrent sur le terrain. Au but de la victoire, le monde, d’un coup, bascule : glissades et embrassades des joueurs, joie bruyante dans les gradins, mêlées de supporters formant une vague où les corps, dans le bonheur, se fondent. Selon l’issue du match, la sortie du stade sera lugubre, la nuit, pour les joueurs et les supporters les plus fervents, agités, parcourue de remords, de regrets, ou, au contraire, la fête et le vacarme se prolongeront à travers la ville, jusqu’à une heure tardive.

Ce sont aussi des épisodes intenses, tragiques ou joyeux, que notre mémoire retient des grands matches de football : Battiston abattu par Schumacher lors de la demi-finale du championnat du Monde en 1982, Platini brossant un coup-franc décisif ou brandissant la Coupe d’Europe des Nations, le masque d’angoisse des dirigeants sur le banc de touche, les visages et les corps soudain figés des supporters brésiliens quand Luis Fernandez élimine, d’un « coup de pied au but » (un véritable coup de dés, dans le contexte de la partie) leur équipe du Mundial mexicain. Émotions vives, où le comique dérogerait, comme il déroge et dérange dans les grands genres dramatiques. Or c’est à ceux-ci que se rattache aujourd’hui le match de football, condensant et théâtralisant les valeurs cardinales de l’imaginaire contemporain (le sens de l’effort, l’esprit d’équipe mais surtout la compétition, la chance, l’incertitude des statuts, etc.), opposant « nous » aux « autres », mettant en présence le bien et le mal, la justice et l’injustice, symbolisées par la figure noire de 1′ arbitre (1). Autant d’enjeux essentiels qui entraînent une intense participation et ne prêtent guère à sourire. On ne badine pas avec un match de football. Tel esprit supérieur qui, au plus fort du drame, manierait l’ironie, l’apprendrait vite à ses dépens.

Fondamentalement, la pratique et le spectacle sportifs ne sont pas des histoires drôles. Seul le match de catch, précisément parce qu’il se présente comme l’inversion d’une compétition sportive régulière, est un genre explicitement facétieux : art du simulacre, parodie de lutte, réflexion comique sur un sport sérieux, pantomime burlesque où triomphe le « chiqué » jusque dans les surnoms dont s’affublent les pratiquants ( » L’Ange blanc » face au « Bourreau de Béthune »),(2). Dans les autres sports, la facétie ne fait irruption, sur un mode intentionnel, qu’en marge de la vraie compétition, et dans des proportions fort variables selon les disciplines. La palme revient, dans ce domaine, au rugby, quand d’anciens joueurs organisent entre eux une parodie de rencontre ou quand leurs cadets fêtent joyeusement la « troisième mi-temps »; autant de marques de l’esprit ludique, carnavalesque, qui caractérise les entours de ce sport, autant de pratiques facétieuses quasi inexistantes chez les footballeurs où domine le sérieux du professionnalisme. Ne pourrait-on, à ce sujet, opposer deux points de vue sur le monde, l’un rugbystique, modelé par l’imaginaire de la fête rurale et par les facéties de carabin, le second footbalistique, pétri dans l’univers du travail industriel et urbain ? Même au rugby cependant les épisodes intentionnellement facétieux se situent aux marges de la rencontre (3). Le comique dans un stade où se déroule une vraie compétition ne semble, au premier constat, qu’accidentel ou interstitiel. Vaut-il donc la peine d’explorer cet interstice, d’en mesurer l’ampleur ? A coup sûr, oui.

Non pas tant pour inventorier des textes, des attitudes, des procédés que pour apprécier, à leur juste mesure, les virtualités comiques de l’objet du spectacle et surtout le degré de participation des spectateurs à l’événement.

Communion totale, pour reprendre un cliché journalistique, ou communion parfois légèrement distanciée par le rire et quelques autres attitudes ?

Faisant du jeu un drame, les spectateurs ne font-ils pas parfois du drame un jeu ?

LE MATCH DE FOOTBALL PEUT-IL PRÊTER A RIRE ?

Y a-t-il des sports – des «vrais» – qui, par l’éventail de leurs propriétés, prédisposent davantage que d’autres au comique de situation ?

Cette question paraîtra indûment naturalisatrice à certains sociologues, déniant toute qualité structurelle aux phénomènes pour n’en cerner que les manipulations dans le champ social. Pour eux le rire comme le sens ne seraient que de circonstance, toujours produits, jamais donnés, purement réductibles aux positions qu’adoptent, à leur gré ou à leur insu, les acteurs face à telle ou telle situation. Que le rire soit un point de vue – variable- sur le monde, on en conviendra tout à fait mais on avancera que, dans le domaine sportif qui nous intéresse ici, certaines pratiques recèlent plus de virtualités facétieuses que d’autres. Dans un sprint ou une course automobile, le comique ne peut être qu’accidentel, au sens philosophique comme au sens commun du mot : un coureur de relais qui ne parvient pas à s’emparer du témoin, un coureur automobile qui fait un tête-à-queue sans gravité et se retrouve couvert de paille après avoir heurté les bottes qui bordent le circuit. On notera d’emblée – et ici en parfait accord avec les « contextualistes » – que de telles situations sont perçues et conçues, sur l’axe menant du comique au tragique, de façon radicalement différente selon que l’on est acteur ou spectateur, supporter ou adversaire… Toujours est-il que dans ce type de pratiques sportives les virtualités facétieuses sont limitées et se cantonnent au domaine de l’accidentel.

Le cas du football – comme celui d’autres sports d’équipe, le rugby en particulier – est sensiblement différent, le fortuit et la duperie y tenant des rôles. Essentiels. L’aléatoire, l’imprévisible occupent, en effet, dans ce sport, fondé sur l’utilisation a-normale du pied, de la tête et du torse, une place considérable, non pas accidentelle mais, pour ainsi dire, structurelle.

La complexité technique du jeu (diriger précisément le ballon avec le pied), la diversité des paramètres à maîtriser (la position des partenaires, des adversaires, l’appréciation de la situation) entraînent des situations inattendues, qui rehaussent le piment dramatique du spectacle et suscitent parfois le rire, quelle que soit, par ailleurs, la tension qui pèse sur le match.

Le ballon peut ainsi prendre une direction tout à fait imprévue – parfois celle des buts – après avoir ricoché (« comme au billard», disent les commentateurs) sur des pieds, des jambes, des torses et des têtes qui s’amassent dans la surface de réparation ; l’arbitre peut se trouver sur la trajectoire de la balle et la dévier involontairement (ce qui suscite les bordées facétieuses du public) ; un joueur chevronné peut faire une« superbe toile », « ratant son contrôle » ou sa « reprise de volée » ; un« faux rebond » peut dérégler la stratégie la mieux élaborée et, à rebours, comble de l’aléatoire, un tir raté peut se révéler plus efficace, parce qu’imprévisible, qu’une frappe techniquement parfaite, «comme à l’entraînement ». Autant de situations virtuellement comiques, véritables disjonctions par rapport aux séquences normalement attendues (4). Mais c’est surtout à la duperie et à la ruse, composantes essentielles du jeu, que le match de football doit sa tonalité facétieuse intrinsèque. Le dribble ou la feinte, avec ses variantes plus ou moins sophistiquées (le crochet, le râteau, le petit pont, le grand pont, le lobe, etc.), est un des schèmes fondamentaux de la pratique de ce sport. Le jeu d’attaque et, en particulier, le débordement sur les ailes reposent largement sur cette capacité à tromper régulièrement l’adversaire. Ne dit-on pas, d’un ailier virtuose, qu’il « s’amuse », qu’il «ridiculise » l’arrière qui lui est opposé en lui donnant le « tournis » ? A Marseille, l’évocation de Roger Magnusson, extraordinaire dribbleur suédois, qui participa au doublé (victoire en Championnat et en Coupe) de 1972, suscite ainsi sourire et émotion ; à Naples chaque dribble réussi de Maradona est salué par une ovation où se conjuguent l’enthousiasme et une délectation bouffonne. Et qui ne se rappelle, parmi les amateurs de football, telle feinte emphatique de Pelé, tentant un lobe du centre du terrain pour tromper le gardien de but adverse qui s’était imprudemment avancé ?

Ruse dans le jeu, ruse aussi pour contourner ou faire appliquer en sa faveur les règles du jeu. Le football est sans doute un des sports où la latitude dans l’interprétation des règlements est la plus grande (quand il s’agit d’apprécier, par exemple, si une main est volontaire ou involontaire, un tackle régulier ou irrégulier) et, partant, le rôle dévolu à l’arbitre le plus écrasant. Un tel champ d’incertitude fournit un terrain de choix au simulacre et à la dissimulation. Un sprinter, fût-il le filou le plus madré, ne pourra guère mettre en œuvre sur la piste son penchant pour la ruse.

A l’inverse un footballeur, oublieux du « fair-play », pourra multiplier les artifices pour peser sur l’issue du match et sur les décisions de l’arbitre : en retenant discrètement un adversaire par le maillot, en s’effondrant dans la surface de réparation, terrassé par un coup qu’il n’a pas reçu, simulacre parodique qui suscitera, parmi ses supporters, des appels à la sanction (« Pe-nal-ty »), entrecoupés de sourires entendus, et, parmi ses adversaires, des hurlements scandalisés (« Chiqué »,« Ci-né-ma »). La « comédie » les protestations vertueuses après une faute et avant une sanction, l’emphase pour souligner une irrégularité, la duplicité face à l’adversaire et face à l’arbitre, etc.) est ainsi devenue consubstantielle au jeu, dans des proportions variables selon l’importance de l’enjeu mais aussi selon les styles sociaux, régionaux ou nationaux de la pratique.

La facétie dans un stade s’alimente à bien d’autres registres – nous y reviendrons – qu’aux seules virtualités comiques inhérentes au jeu. Ces virtualités sont, au demeurant, l’objet de réactions contradictoires selon la position que l’on occupe sur le terrain et dans les gradins : berneur ou berné, supporter de berneur ou de berné. Mais le comique passe d’un camp à l’autre, selon les situations, tempérant, par intermittence, le drame. Sous ses différentes figures (irruption de l’imprévisible, duperie par la feinte des joueurs adverses, duperie de l’arbitre par le simulacre ou les dénégations, etc.), ce comique latent est, par ailleurs, plus ou moins apprécié selon les types de public (on ne soulignera jamais assez l’hétérogénéité d’une foule sportive qui ne s’apparente en rien à une meute unanime ou anarchique).

Au sein d’une bande de jeunes, on rira, par exemple, volontiers d’une tricherie à l’insu de l’arbitre : « Champion ! Il te l’a mis (le but) de la main et l’arbitre a rien vu ! », alors que des spectateurs défenseurs de la loi (il en existe même dans les stades) protesteront, l’action litigieuse fût-elle favorable à « leur» équipe.

Mais ce goût pour la facétie du jeu se module surtout selon les traditions régionales ou nationales. Dans un article très suggestif, R. Da Matta note qu’une des propriétés stylistiques du football brésilien est le « jeu de la taille », c’est-à-dire une malice, une filouterie même » (5) visant à esquiver l’adversaire, au lieu de l’affronter directement. Da Matta voit dans cette particularité stylistique l’illustration de « la règle d’or de l’univers social brésilien « consistant », précisément, à savoir s’en sortir, esquiver des situations difficiles, avec tant de dissimulation et d’élégance que les autres en viennent à penser que tout était fort aisé » (6). Le style de jeu apparaît ainsi comme la symbolisation d’un « imaginaire collectif » (7), la dramatisation stéréotypée d’un mode spécifique d’existence. La facétie, la ruse, la malice participent plus ou moins, selon les traditions régionales et nationales, à cette représentation idéale de soi. On les apprécie à Marseille, comme à Naples, où l’on aime le jeu fantasque, le panache, la virtuosité et le spectaculaire (schèmes dominants des imaginaires locaux) ; on y est moins sensible à Turin et à Barcelone, villes industrielles et industrieuses du Nord (tout nord est relatif…), où les feintes répétées, le jeu malicieux sont considérés comme des fioritures inutiles et où l’on valorise surtout l’organisation, la rigueur et l’efficacité. Le  » Juventus stile  » – le style de la Juventus de Turin – est ainsi symbolisé par les trois S :  » Semplicità, Serietà, Sobrietà  » (« Simplicité, Sérieux, Sobriété »), devise inventée et imposée par E. Agnelli, président de la Fiat et du Club des années 20 à la fin des années 50. Le goût variable pour le jeu facétieux, modelé par les imaginaires locaux, influe sur la popularité et la destinée des joueurs : Diego Maradona, virtuose facétieux, voire roublard, s’adapta mal au style du « Barça » (le Football Club de Barcelone) mais réussit pleinement à Naples où on lui reconnaît des origines italiennes (fort incertaines) et l’œil malicieux d’un enfant des quartiers populaires de la ville. La popularité des dirigeants, si elle tient d’abord au succès de l’équipe, repose aussi sur leur capacité à incarner les dimensions imaginaires où l’on se plaît à se reconnaître : la malice et la facétie contribuèrent à la renommée de Marcel Leclerc, président de l’O.M. (8) aux temps les plus glorieux du club (1969-l972). Ainsi se souvient-on encore aujourd’hui qu’au soir du « doublé » historique de 1972 celui-ci plongea dans le Vieux Port, fêtant, sur un mode burlesque, l’exploit de son équipe. L’accueil chaleureux que réserva la population marseillaise, en 1986, à Bernard Tapie tient d’abord aux promesses de renouveau et de succès sportif qu’une telle présence à la tête du club laissait espérer ; mais sa popularité n’aurait sans doute pas été aussi rapide si les qualités que le nouveau dirigeant se plaisait alors à exhiber n’avaient recoupé les stéréotypes de l’imaginaire marseillais ; la devise de Tapie, les trois R., inclut le Rêve, le Risque et… le Rire, contrepoint aux trois S austères de la famille Agnelli. Le goût pour la facétie du jeu, pour la malice des dirigeants… se module ainsi selon une géographie et une sociologie du rire dont l’anthropologie populaire, à défaut de l’anthropologie tout court, se plaît à dessiner les contours.

LA RHÉTORIQUE FACÉTIEUSE DU SUPPORTERISME

« On s’est bien marré au match1 ». Ce constat, plutôt fréquent chez les jeunes supporters, ne signifie pas, sinon occasionnellement, que la partie a été riche en épisodes cocasses mais que l’on a « participé » au match sur un mode emphatique et parodique. On a soutenu son équipe avec ferveur, constance, sincérité mais sans s’interdire un clin d’œil, un excès verbal que l’on juge soi-même excessif, un défi amusé aux autres ou aux siens.

Le match de football se singularise, par rapport à d’autres formes de représentation (sportives y compris : le silence est de mise autour d’un terrain de tennis), par une intense participation corporelle et sensorielle des spectateurs. Le comique, comme le tragique, s’exprime ainsi à travers divers registres (verbal, gestuel, instrumental, graphique, etc.) tantôt associés, tantôt disjointes : voix, commentant la partie, prodiguant encouragements et insultes, entonnant à l’unisson des slogans rythmés et des chants ; instruments (tambours, klaxons, sifflets, trompettes, crécelles…) scandant les encouragements à l’équipe ; gestes et postures codifiés pour signifier l’enthousiasme, le désarroi à des phases bien particulières de la rencontre (lever le bras et tendre la main ouverte – ou le poing – à l’annonce de la composition de l’équipe, sautiller et lever les bras en signe de victoire lors d’un but, etc.) ; gestes descriptifs à l’adresse des adversaires (bras d’honneur,  » cornes  » en Italie stigmatisant l’ennemi comme un mari trompé et protectrices du mauvais sort) ; écriture, ayant pour support des banderoles, où figurent des messages d’encouragement pour les siens, d’insultes pour les autres, ou encore le nom du groupe de supporters auquel on appartient ; écriture aussi, faite de lettres amovibles, permettant de composer plusieurs messages différents au fil de la partie (cette spécialité des tifosi – supporters – italiens suppose une minutieuse programmation); dessins caricaturaux stigmatisant les adversaires ; Emblèmes ostentatoires, aux couleurs du club que l’on soutient : étendards, vêtements, parure (écharpes, perruques, grimages des visages…), ou symbolisant le malheur que l’on souhaite à ses adversaires (tête de mort, masque de diable, cercueil aux couleurs du club rival…).

Ces représentations visuelles et vocales, cette participation mimétique par le corps sont tout à la fois des pratiques de supporterisme et des objets de spectacle pour le public assemblé dans l’espace annulaire du stade, où l’on voit tout en étant vu, où les spectateurs sont aussi acteurs, théâtre dans le théâtre en somme. L’expression de l’engouement pour son club, et de l’inimitié pour les autres, ne s’arrête pas aux limites du stade ; inscriptions sur les murs, banderoles suspendues à travers les rues, ville même parée aux couleurs du club (comme ce fut le cas à Naples, devenu bleu azur après la victoire de l’équipe en Championnat en 1987), cafés et sièges de sections de clubs de supporters où se préparent les panoplies et se prolongent les rumeurs du stade, univers privé que les supporters les plus ardents transforment en une sorte d’autel domestique où ils conservent les reliques de leur participation (billets d’entrée, motte prélevée sur la pelouse du stade…) et des emblèmes de leur équipe (photos, drapeaux, autographes, maillots de joueurs). La joie, la peine, la ferveur, le dépit s’expriment à travers ces différents registres de bruits, de gestes et d’emblèmes ; le rire- plutôt rare – aussi. Selon quelles modalités ?

La parodie

Les comportements des supporters balancent entre le dramatique et le parodique : ambiguïté, frontière incertaine qui se déplace en fonction de l’importance de l’enjeu et de la tournure prise par les événements (une « faute » d’arbitrage, par exemple). Les mêmes insultes pourront ainsi être proférées, selon le contexte, sur un ton de rage ou sur un mode plus bouffon et distancié (tel le rituel  » Enc…  » que scandent les supporters de l’O.M. à l’adresse de l’arbitre) ritualisé, ce qu’elle nous dit et nous montre à travers emblèmes et slogans :

la guerre, l’amour des siens et la haine des autres, la disqualification sexuelle de l’adversaire ; à d’autres moments, plus relâchés, elle glisse vers une mise en scène satirique de ces mêmes thèmes et comportements, rituels au second degré pour ainsi dire. Quels sont plus précisément les caractéristiques génériques et les référents de ces parodies ambiguës qui tout à la fois consacrent et atténuent le drame ? Certaines reproduisent une cérémonie de deuil ; avant une rencontre importante on diffuse un faire-part annonçant sur un mode burlesque le décès de l’équipe adverse ; au début du match les « Ultras» « (9) exhibent un cercueil ou un crucifix aux couleurs du club rival ; quand un joueur adverse est blessé retentit des virages une sonnerie aux morts. La plupart de ces représentations mi-parodiques mi-dramatiques puisent dans le registre de la guerre : étendard (un ardent supporter de l’O.M. me disait être allé à tel match, fait exceptionnel, « en civil »), noms dont se baptisent les groupes « ultras » (« North Yankee Army » occupant le virage nord du stade vélodrome de Marseille,» Warriors », « Fighters », « Legione », « Brigatta », « Falange d’assalto », complétés par le nom du club en Italie), fanfares où retentit, pour soutenir une attaque, une trompette scandant « la charge de la Brigade Légère » ; le choix des mélodies des chants et des rythmes. Des slogans témoignent aussi parfois d’une intention parodique, au moins originelle : Ave Maria de Lourdes, hymne des Sudistes dans le virage sud du stade de Marseille, airs d’opéra de Verdi en Italie, rythmes de slogans politiques (« L’arbitre, salaud, l’O.M. aura ta peau ! », « Qui c’est les plus forts, les plus forts c’est l’O-M. ! » à l’instar du soixante-huitard « Ce n’est qu’un début, continuons le combat! »). La parodie est plus explicite encore quand les supporters opèrent intentionnellement un changement de registre, une disjonction sémantique ou stylistique, au cours d’un même message : on le voit dans les faire-part où la mise en bière suscite la joie ; on repère ce même procédé dans le slogan suivant scandé d’abord mezzo voce : « Oh ! l’arbitre, écoute la voix du seigneur ; Enc… « , ce dernier terme, on le devine, étant hurlé à pleine voix, ou encore dans ce chant fraternel transformé par les « Ultras » marseillais en chant de guerres à venir : « Ce n’est qu’un au revoir Paris, Ce n’est qu’un au revoir ! ». On saisit aussi cette intention parodique quand tel supporter achève chaque salve d’applaudissements par un bras d’honneur. La parodie se prolonge, à l’extérieur du stade, en un amalgame facétieux quand des lycéens et étudiants scandent sur La Canebière en décembre 1986 : « Devaquet, salaud, l’O.M. aura ta peau ! ».

Tous ces procédés témoignent, à des degrés divers, d’une distanciation satirique mais conservent une profonde ambiguïté : ils se fondent sur l’entrecroisement amusé de genres qui, eux, n’ont rien de facétieux (la cérémonie de deuil, la guerre, le rituel religieux…), et dont on aurait bien tort de croire qu’ils sont convoqués ici arbitrairement) ; ils se signalent, par ailleurs, au fil du match par leur précarité : quand la tension devient trop vive l’écran facétieux tombe d’un coup, laissant la place à une violence ritualisée – symboles et insultes reprennent alors leur sens propre – et, beaucoup plus exceptionnellement – quoi qu’on craigne -, à une violence en action.

L’emphase

Trait définitoire du supporterisme, l’excès de participation balance aussi entre dramatisation et mise en scène satirique de soi. Grimages, vêtements, parures aux couleurs du club symbolisent une adhésion et une identification sincères à l’équipe, qui se conjuguent souvent avec une exagération consciemment bouffonne. Ainsi l’accoutrement de certains supporters tient-il tout à la fois de la panoplie guerrière et de la mascarade carnavalesque, où le trait est grossi jusqu’à la démesure : perruques et chasubles aux couleurs criardes, profusion d’emblèmes arborés fièrement tout autant pour encourager son équipe que pour paraître (1l), sur un mode facétieux, aux yeux de ses voisins. Postures, gestes sont parfois aussi marqués du sceau d’une emphase volontairement caricaturale. Il en est ainsi dans le haut des virages du stade – ces hauts lieux du véritable supporterisme – quand l’équipe que l’on soutient marque un but : cris de joie sincères, embrassades puis mêlée indescriptible (les jeunes supporters dégringolent alors les uns sur les autres, caricaturant leur liesse). Emphase visuelle aussi, facétieuse à souhait, à l’extérieur du stade : non seulement les murs des quartiers populaires de Naples ont été peints en bleu azur mais aussi les panneaux de signalisation. Emphase dans l’insulte, profondément ambiguë, à la limite du rire grinçant et du tragique, quand les tifosi scandent à l’adresse d’un joueur adverse blessé « Devi morire ! ». Emphase dans les louanges que l’on adresse à son équipe, non sans connivence amusée par l’énormité des métaphores que l’on file : « Napoli alza gli occhi e guarda il cielo : è l’unica cosa piu grande di te » (« Naples lève les yeux et regarde le ciel : c’est la seule chose qui soit plus grande que toi ») ; « Azzuri siete la decima di Beethoven ! » («Bleus azur vous êtes la dixième de Beethoven ! «), lit-on, par exemple, sur des banderoles suspendues dans les rues de Naples. Emphase enfin – nous y reviendrons – dans la provocation et la disqualification de l’adversaire, qui s’alimente à un rire corrosif et grinçant.

Le degré zéro du supporterisme se traduirait par de simples applaudissements ponctués de « Vive… « ,  » Bravo  » et de « A bas… »,  » A mort… » et autres expressions conventionnelles. Parodie et emphase délibérée expriment un écart, une prise de distance par rapport aux sentiments graves que l’on éprouve. Le temps incertain d’un rire, souvent grinçant, dont le jeu de mots est un des ressorts majeurs.

Si le football est un jeu métamorphosé en drame, l’esprit ludique resurgit, par intermittence, dans les gradins, à travers le jeu verbal. Jeu sur la forme des mots pour produire un nouveau sens, jeu sur le sens des mots pour produire une nouvelle forme. Calembours et « à-peu-près » (ou paronomases), d’une part, assignations facétieuses d’un sens par attraction homonymique, métaphores, métonymies…, de l’autre, substitutions ludiques du sens conventionnel des mots. Dans les deux cas, comme dans la parodie, le comique repose sur le « télescopage » de registres que la logique inhérente à la langue et l’expérience quotidienne dissocient (12). Parenthèse dans le temps, l’espace et les normes de tous les jours, l’effervescence du stade se prête tout particulièrement à l’invention et à l’expression dé ces « courts-circuits » de la pensée.

Fournissons quelques exemples de ces jeux de mots qui prennent souvent la forme d’inscriptions sur des banderoles ou sur les murs de la ville. A Marseille, La passion pour l’O.M. va de pair avec des sentiments d’hostilité très marqués contre Toulon (les rencontres entre les deux clubs, se disputant le leadership régional, prennent la forme de «derbies» explosifs), contre Paris, perçu comme une capitale arrogante, « foyer de racisme antimarseillais » et, depuis 1986, contre Bordeaux, érigé en pôle répulsif par excellence à la suite d’une série de différends entre présidents, joueurs et publics respectifs. C’est aux équipes de ces différentes villes que les supporters de l’O.M. mitonnent l’accueil le plus corrosif: crucifix, cercueils, lazzis brandis à leur intention. Le nom du président des Girondins de Bordeaux, Bez, prête à un court-circuit sémantique facile, que ne manquent pas d’exploiter les porteurs de banderoles : « O.M. te Bez », pouvait-on lire sur l’une d’entre elles, ces différents mots étant répartis astucieusement sur un phallus qui en formait le fond pictural. Voici plus élaboré, reposant sur des paronomases et un morcellement du signifiant :

« J’O.M la Bouillabez », légende d’une caricature de la tête du président Bez, représenté avec des dents de morse. Les initiales peuvent fournir le support de ces reconstructions sémantiques facétieuses, stigmatisant, c’est un trait fréquent, nous y reviendrons, le manque de virilité de l’adversaire : »P.S.G.

(Paris Saint-Germain) – Petits Soutiens-Gorge », calembour agrémenté d’un dessin évocateur…

En Italie, les Napolitains manifestent une hostilité très vive envers les clubs du nord du pays, qu’ils jugent méprisant et dominateur, et en particulier contre la Juventus de Turin, symbole d’une gloire arrogante à la mesure du phénomène industriel (Fiat) qui l’a modelée. Le nom de la famille présidente de l’entreprise, Agnelli, prête à l’équivoque homonymique, transformée en moyen de dérision par les supporters napolitains. Ainsi dans l’inscription suivante consacrant la victoire en championnat du Calcio Napoli sur son prestigieux rival : « meglio come il ciuccio che come gli agnelli » (« Mieux vaut être comme l’âne – emblème du club napolitain- que comme les agneaux »). Autres temps forts de la dérision, les matches de Coupe d’Europe, où la disqualification de l’équipe adverse emprunte aussi volontiers le biais de la paronomase ou du calembour. Recevant Bordeaux à Turin en 1985, les « juventini » (supporters de la Juventus) scandaient « Brigitte Bordeaux », hommage dérisoire à la grâce inefficace de leurs adversaires. »Accueillant » l’Ajax d’Amsterdam, en avril 1988, des supporters de l’O.M brandissaient une banderole où était inscrit « L’O.M. dissout l’Ajax » (collusion homonymique avec la marque de lessive), prétention rapidement démentie par le déroulement de la partie. Ces mêmes procédés ludiques et méta-linguistiques sont aussi utilisés pour se référer à soi et aux siens, non seulement pour dénigrer les joueurs défaillants de l’équipe que l’on supporte (ainsi, en 1985-86, l’O.M. comptait dans ses rangs un Danois, Kenneth Brylle qui ne fit pas de miracles ; le public populaire, rapidement désenchanté, le surnomma « Canette » !) mais aussi sur un mode laudatif où l’emphase n’exclut pas le sourire : le second club de Turin, le « Torino », s’est donné pour emblème le « toro » (taureau) ; quand Joseph-Antoine Bell, gardien de buts de l’O.M., réalise une parade spectaculaire, on peut entendre dans les gradins du stade-vélodrome: « C’est Bon-Bell ! », etc.

Jeux sur la forme, jeux facétieux aussi sur le sens pour fustiger – ou parfois pour vanter, par dépit – l’équipe adverse, que l’on assimile volontiers à l’un des emblèmes de la ville qu’elle représente. « Retourne à la mine ! », crie-t-on pour conspuer un joueur lensois ; « Figatelli ! » hurle-t-on à Olmeta, bouillant gardien corse du Matra Racing de Paris  » En cage les canaris ! « , aux joueurs nantais qui portent un maillot jaune, point de départ de cette chaîne de métaphores. « C’est du pur porc ! » , constate-t-on avec un sourire amer quand Strasbourg marque un but à l’O.M., etc.

Comme les jeux sur la forme, les jeux sur le sens peuvent être mis à profit pour dénigrer ceux qui, parmi les siens, ont démérité. En 1987 l’O.M.

recruta un solide milieu de terrain, Delamontagne, dont les exploits ne furent pas à la mesure de ce que suggérait son nom aux esprits facétieux ; des supporters le rebaptisèrent « Delacolline ». Ces associations ludiques de significations et de situations peuvent aussi être à l’origine des emblèmes que se sont donnés les clubs : ainsi les supporters de Toulon brandissent-ils un drapeau orné d’une superbe rascasse.., et ceux de l’équipe nationale suisse des cloches qu’ils agitent pour ponctuer les actions offensives ou fêter un but victorieux. Les figures facétieuses de style peuvent enfin pimenter les commentaires, qui ne se limitent pas à des invectives, des expressions laudatives ou à des constats bruts ; y fleurissent l’antiphrase, la métaphore, distanciations amusées de l’événement : quand un joueur dégage le ballon « dans les nuages » pour éloigner le danger, un spectateur ponctue l’action d’un « Oh ! le poète ! » ; quand un autre joueur se signale par sa lenteur, mon voisin d’un soir commente : « T’est sûr qu’il est pas Suisse ; il attend 20 ans pour faire une passe ».

Que nous dit, au fond, des enjeux symboliques du spectacle sportif cette rhétorique facétieuse – et sporadique – des supportersÊ? Au-delà des figures qu’elle met en œuvre, peut-on en dégager l’armature sémantique et les fonctions qu’elle remplit dans la trame du drame?

CE QUE MOQUERIE VEUT DIRE

Moyen corrosif de disqualification de l’Autre, la moquerie consacre et atténue tout à la fois l’intensité du drame. Elle la consacre car la parodie, l’emphase, les jeux verbaux s’épanouissent d’autant plus que l’adversaire est redoutable et que l’hostilité que l’on éprouve pour lui est forte. Ici, comme ailleurs (13), on rit d’abord de ce que l’on craint : du leader du championnat, d’une équipe honnie à la suite d’une longue tradition d’inimitié, de la vedette adverse, d’autant plus brocardée que menaçante et impériale, ou encore des siens quand la honte subie devient insupportable. Par là même le rire exorcise partiellement le drame, substituant le farcesque au tragique, la dérision à l’expression violente des sentiments ; il joue donc une fonction cathartique mais demeure pour cette raison empreint d’une profonde ambiguïté. Comme un mythe, le match, les passions, les commentaires qu’il suscite peuvent « à la fois parler de choses graves et faire rire ceux qui les écoutent »(14). Et ce rire demeure d’autant plus grinçant qu’il prend pour objets ou médiums des choses graves: la mort, le sexe, l’identité de l’Autre.

Deux fois par an, le derby entre le F.C. Torino et la Juventus de Turin, les deux clubs rivaux de la métropole piémontaise, constitue un des sommets du championnat italien. L’antagonisme entre les deux clubs est d’autant plus fort que chacun d’eux représente un univers social et culturel bien distinct. Le « Toro », c’est le local, un vieux prolétariat de souche, une population autochtone qui s’arc-boute sur son identité et sur la gloire révolue de sa cité. La passion « grenat » (la couleur dominante du club) s’enracine fortement dans la célébration du passé ; avant-guerre et dans l’immédiat après-guerre, le « Toro » était une des équipes phares du championnat italien ; en 1948, elle remportait pour la sixième fois le Scudetto (écusson, symbolisant la victoire en championnat) mais un événement tragique devait mettre un terme à cette période de splendeur: le 4 mai 1949 l’avion qui transportait les joueurs s’écrasait près de Turin, sur la colline de Superga ; depuis, chaque année, les supporters du « Toro » effectuent un pèlerinage sur le site du drame. La « Juve » représente, elle, un tout autre univers ; à la nostalgie du passé que symbolise le « Toro », elle oppose la superbe d’une équipe victorieuse, riche, au rayonnement universel, à la mesure de l’entreprise industrielle qui la soutient. Les supporters bianconeri (blancs et noirs) sont des ouvriers de la Fiat, souvent immigrés d’Italie du Sud, et des milliers de tifosi répartis à travers la région piémontaise, l’Italie et le monde, pour qui le club symbolise un modèle de réussite. Ainsi, pour camper grossièrement les choses, le « Toro » (qui évoque le nom et la puissance de la ville) et la Juventus (où s’efface la référence à Turin) s’opposent comme le local à l’universel, le passé au présent et au futur, l’infortune à la fortune… Dans un tel contexte d’opposition et de proximité spatiale, les passions s’exacerbent et les moqueries fleurissent comme jamais lors des rencontres entre les deux clubs. En ces occasions, les deux immenses virages du Stadio comunale constituent deux territoires nettement symbolisés: la Maratona est le fief des supporters du « Toro », la Filadelfia celui de la tifoseria bianconera.

D’un virage à l’autre fusent les insultes et les lazzis, scandés à tue-tête, inscrits sur des banderoles, composés à l’aide de lettres amovibles ou s’exprimant à travers un code de couleurs ; cette joute parlée, écrite et visuelle s’organise selon un crescendo, les offenses et les moqueries devenant au fil du scénario plus blessantes. On se traite d’abord mutuellement de lapins (« Conigli »), symboles de couardise; on stigmatise les échecs passés ou récents de l’équipe adverse : « Un miraclo non c’è stato e l’Hadjuk vi ha eliminato. » (« Il n’y a pas eu de miracle et l’Hadjuk (club de Split en Yougoslavie) vous a éliminé! », allusion à l’échec du« Toro » en Coupe d’Europe), ( » A noi le coppe, a voi sul culo le toppe ! » (« A nous les coupes, à vous les pièces [ravaudées] sur le cul ! ») disent des messages arrogants des tifosi de la « Juve » à l’intention de ceux du Torino.

A ces provocations, les supporters du « Toro » répondent par des tocades stigmatisant le ridicule atavique des joueurs de la Juventus : (« Gobbi, il pranzo é servito ! » (« Bossus, le repas est servi ! »), allusion aux casaques que portaient jadis les joueurs de la « Juve » et qui leur conféraient l’apparence de bossus quand l’air s’y engouffrait ; aujourd’hui démotivée, l’insulte fustige les tares que l’on attribue conventionnellement au bossu : malignité, esprit retors, aptitude à capter une chance imméritée. Mais surtout ils organisent un somptueux spectacle-défi en se parant successivement de grenat (leur propre couleur) puis de violet, de jaune et de bleu, couleurs symbolisant les clubs ennemis (Florence, Vérone) de leur adversaire, lui rappelant ainsi le capital d’inimitié qu’il suscite à travers le pays. Le ton montant, les supporters stigmatisent les vedettes du club adverse: aux Juventini qui disqualifient junior, le joueur brésilien du Torino, pour la couleur de sa peau (« Junior, lavati con Lip !», « junior, lave-toi avec Lip ! », une marque de lessive), les tifosi du «Toro» répondent en discréditant Serena pour son appât pour le gain (« Serena, puttana, Î’hai fatto pet la grana !», « Serena, putain, tu l’as fait pour le blé ! »,l’avant-centre international ayant quitté le Torino pour la Juventus, acte de « trahison », source d’amertume pour la tifoseria granata). Le défi moqueur atteint son paroxysme quand les supporters rappellent les épisodes les plus tragiques de l’histoire du club adverse. Quand les«juventini» exhibent une banderole où est inscrit: « Grande Toro, ti preghiamo :si prendi Î’aero, te lo pagiamo noi » (« Grand Toro, nous t’en prions : si tu prends l’avion, c’est nous qui te le payons », rappel moqueur du drame de Superga), les tifosi du Torino répliquent immédiatement :

((Animali, con voi Bruxelles é stato troppo onesta.’» («Animaux, Bruxelles a été trop bonne pour vous ! », évocation sarcastique du drame du stade du Heysel)(15).

Ces moqueries grinçantes et tant d’autres glanées au fil des matches soulignent, à la façon de caricatures, les enjeux saillants – sinon les plus fondamentaux – d’une rencontre de football: la célébration de l’identité locale, qui s’alimente à la dévalorisation de l’adversaire, appelle de ses vœux sa mise à mort symbolique, et l’exaltation de la virilité. Ces stigmatisations atteignent leur maximum d’intensité dans deux cas de figure, partiellement combinés lors des confrontations Toro-Juve ; dans le premier cas, l’excès de moquerie sanctionne la rivalité avec l’adversaire le plus proche, avec qui l’on dispute le leadership régional (d’où ces derbies passionnés où fusent les lazzis de part et d’autre du stade)(16) ; dans le second cas il vise le club plus prestigieux ou représentant la ville perçue comme la plus dominatrice.

A Marseille ce sont, on l’a dit, Toulon, les clubs parisiens et Bordeaux qui sont l’objet des stigmatisations les plus féroces. A Naples, Avellino, rival méridional, mais par dessus tout la Juventus de Turin, symbole arrogant de la réussite septentrionale, sont les cibles privilégiés des quolibets.

Mais quelles qu’en soient l’intensité et la fréquence, ces moqueries puisent à peu près toutes aux mêmes registres. Un grand nombre vise à disqualifier sexuellement l’adversaire, ravalé au rang d’un « enc… », d’une « Mademoiselle », nous rappelant que le stade est un lieu où se joue et se rejoue – selon une périodicité fixe et par le biais de la participation mimétique – l’identité masculine sur le mode du défi. Beaucoup de lazzis, par ailleurs, stigmatisent l’adversaire comme participant des marges de 1’« humanité », érigeant par là même la ville que l’on soutient en centre de l’oekoumène ; sont mis en œuvre, dans ce registre, les stéréotypes ethniques et régionaux, les oppositions entre le Nord et le Sud, l’ici et l’ailleurs, le blanc et le noir. Les supporters de Vérone accueillent l’équipe de Naples en brandissant une banderole où est écrit « Benvenuti in ltalia. » (« Bienvenue en Italie ! »), offense à laquelle les Napolitains répondent, avec ironie, après leur victoire en championnat : « Milano, Torino, Verona :

Questa è l’ltalia ? Meglio essere Africani » (« Milan, Turin, Vérone, c’est ça l’Italie ? Mieux vaut être Africain ! « ) ou encore : « L’Africa del Sud batte l’Africa del Nord ! » (« L’Afrique du Sud bat l’Afrique du Nord ! »). Rares exemples où l’ironie, reprenant à son compte le stigmate pour mieux stigmatiser le stigmatiseur, supplante les moqueries les plus blessantes fustigeant l’Autre dans ses différences et a fortiori dans son apparence (« Va te faire blanchir ! Retourne dans ta brousse! », entend-on, par exemple, à l’adresse des joueurs noirs de l’équipe adverse). Et on a vu, par ailleurs, que nombre d’insultes sont des variations sur le thème du sacrifice de l’adversaire.

Au fil du match, la moquerie la plus acerbe, puisant aux mêmes registres formels et sémantiques, peut progressivement changer de cible, si l’équipe que l’on soutient se fait humilier, abdiquant le sens de l’effort, la ferveur, la « conviction ». Des quolibets cinglants, variations sur la virilité déchue, soulignent et dissimulent tout à la fois le dépit que l’on éprouve : « Allez jouer aux billes ! », « Va faire le tapin ! ». On en vient à applaudir l’équipe adverse pour fustiger les siens et, parodie suprême, à plaquer sur le rythme des slogans d’encouragement des commentaires dérisoires. »Il-a-cen-tré », »Il-a-passé ! » scandera-t-on, par exemple, sur le même air et le même rythme que le « On-a-ga-gné ! » qui symbolise une victoire. Parfois, au comble du dépit, le supporter se prend lui-même pour objet de dérision, tel ce spectateur déçu par une défaite de l’O.M. et lançant à ses comparses :

« On aurait mieux fait d’aller au restaurant ; on se serait peut-être fait Claudine !« . Amusement de soi-même, qui prend un tour philosophique, quand tel spectateur se donne en spectacle, brandissant une pancarte où l’on peut lire : »Mamma sono qui »  » Maman, Je suis là »),réflexion bouffonne sur l’anonymat du supporter. Amusement encore détaché de soi-même quand les supporters ironisent sur leur propre joie au lendemain de la victoire, tels ces Napolitains inscrivant sur les murs de la ville : « Si chiste è nu suonn, nun me scetate ! » (« S’il s’agit d’un rêve, ne me réveillez pas ! »). Et, au total, amusements, facéties, moqueries différenciés selon les types de public réunis dans le stade si bien que les attitudes ferventes des uns peuvent susciter le sourire des autres ; tel est fréquemment le cas quand les spectateurs des tribunes regardent, au début de la partie, les démonstrations belliqueuses des Ultras groupés dans les virages ; les premiers s’amusent d’une mascarade ; pour les seconds le drame l’emporte sur la parodie. Et, à l’inverse, au cours de la partie, les moqueries lapidaires ou les facéties outrées, pauses dans le drame, fuseront des virages tandis que les spectateurs des tribunes centrales conserveront un comportement guindé.

On aurait tort de voir dans le spectacle sportif l’expression de pulsions archaïques ou la grossière mise en œuvre d’un processus d’aliénation.

Comme l’écrit justement A. Ehrenberg, « si le sport rend parfois les masses folles, s’il les met en extase ou en furie, il ne les aliène pas plus qu’il ne les fait régresser » (17). La participation intense au match de football est à la mesure des enjeux symboliques que celui-ci condense aujourd’hui: le culte de la performance, de la compétition, de la solidarité, le rôle de la chance dans les destinées individuelles et collectives, l’affirmation des valeurs viriles, des identités sociales et locales, etc. Cette participation sincère est, contrairement à ce que suggère une psychologie sommaire, fortement codifiée et ritualisée, et n’exclut pas une mise à distance sporadique de l’événement, de ses propres sentiments et du rituel lui-même. La facétie occasionnelle du jeu, la rhétorique moqueuse sur le jeu et les joueurs tempèrent ainsi, par intermittence, l’intensité du drame. Si les quolibets les plus cinglants soulignent l’acuité des enjeux, par le même mouvement et par leur outrance stylistique ils en relativisent la portée. Ils nous rappellent aussi que les spectateurs d’un match de football ne sont pas plus que quiconque des « idiots culturels » (18), prisonniers de leurs croyances, de leurs rites, aveugles sur leurs pratiques, et que la ferveur n’engendre pas nécessairement l’illusion. Ecart stylistique, réflexion acerbe sur des thèmes graves, la facétie, la moquerie introduisent une distance au rituel qui, comme dans la religion romaine, fait encore partie du rituel (19)

Christian BROMBERGER

Notes

(1) Sur les significations de l’engouement pour les matches de football voir en particulier, C.BROMBERGER avec la collaboration de A HAYOT et J.M. MARIOTINl, Le match de football – Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1995

et A.EHRENBERG, « Des stades sans dieux « , Le Débat, n° 40, mai 1986, pp. 47-61.

(2) Cf LAMOUREUX,  » Le jeu du catch : le sport et son spectacle », Éthnologie Française, XV, 1985, pp, 345-358.

(3) Dans l’actuel championnat de rugby seuls les joueurs du Racing Club de France introduisent occasionnellement la facétie sur le terrain, en se grimant ou en portant un nœud papillon.

(4) Sur la disjonction comme ressort de Î’histoire drôle voir V. MORIN, «L’Histoire drôle », Communications, 8, (Recherches sémiologiques. L’analyse structurale du récit), pp. 102-119.

(5) R. DA MATTA, « Notes sur le futebol brésilien », Le Débat, n° 19, février 1982, p. 71

(6) Ibid.

(7) Au sens que M. VOVELLE (Idéologies et mentalités, Paris, Maspero, 1982) donne à cette expression : non pas la façon dont les hommes vivent mais la façon dont ils se plaisent à raconter leur existence.

(8) O.M.: olympique de Marseille.

(9) « ultras » : groupe de jeunes supporters les plus extrémistes et les plus démonstratifs.

(10) C’est une tendance dans certains travaux sociologiques de reléguer au rang de phénomènes négligeables ces thèmes et ces métaphores qui parcourent le spectacle sportif. On ne voit guère au nom de quoi on pratiquerait un tel ostracisme analytique. Il est toujours intéressant de cerner, dans les travaux de sciences sociales, où les chercheurs posent la limite entre des phénomènes qui seraient pourvus de sens et d’autres qui en seraient dénués.

(11) Le souci de paraître chez les supporters les plus ardents a été bien analysé par A. EHRENBERG, « La rage de paraître », in L’amour foot, Autrement, n° 80, mai 1986, pp, 148-158.

(12) Sur ces « télescopages » et ces «courts-circuits », ressorts du comique, voir R BASTIDE, « Le rire et les courts-circuits de la pensée », in Echanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss (J.POUILLON et P.MARANDA, éd.), La Haye, Paris, Mouton, 1970, t. Il, pp. 953-963.

(13) Par exemple chez les Chulupi. Voir P. CLASTRES, La Société contre l’état, Paris, Editions de Minuit, 1974 (Chap. 6. «De quoi rient les Indiens ? »).

(14) P. CLASTRES, op. cit., p. l13.

(15) Lors de la finale de la coupe d’Europe des clubs champions, Liverpool-Juventus de Turin, le 29 mai 1985 à Bruxelles, des incidents provoqués par des supporters anglais entraînèrent la mort de 39 personnes (en majorité des tifosi de la «juve »).

(16) On retrouve là un équivalent des moqueries de clocher et des stigmatisations qui prennent la forme de blagues entre populations régionales proches (voir, sur ce thème, D. FABRE et J.LACROIX, « L’usage social des signes », in Communautés du sud, D. FABRE et J. LACROIX, éd., Paris, U.G.E., 1975, pp. 564-593, C. BROMBERGER, « Les blagues ethniques dans le nord de l’Iran. Sens et fonctions d’un corpus de récits facétieux », Cahiers de Littérature orale, n° 20, 1986, pp. 73-101).

(17) A. EHRENBERG, « Des stades sans dieux» (op. cit.), p. 58.

(18) H. GARFINKEL fustige sous cette expression le rôle que font tenir certains sociologues aux acteurs sociaux (voit A. COULON, L’Ethnométhodologie, Paris, P.U.F.(Que sais-je ?), 1987, p. 50).

(19) J’emprunte cette formulation à F. HERAN, « Le rite et la croyance », revue Française de Sociologie, XXVII, 1986, pp. 231.263), note critique très suggestive consacrée à des ouvrages d’histoire et de sociologie des religions. Voir dans le même sens M. DOUGLAS, De la souillure, Paris, Gallimard, 1971, p. 24 : « L’anthropologue attend pour le moins des primitifs qu’ils célèbrent leurs rites avec révérence. Comme le touriste libre-penseur en visite à Saint-Pierre, il est choqué par le bavardage irrespectueux des adultes, par les enfants qui jouent aux galets sur les dalles de pierre ».





Nouvelle exposition pour l’été 2018 – A l’assaut du Ventoux – Compétitions et progrès techniques

Pour les cyclistes, les motards et les pilotes d’automobiles le Ventoux est un défi permanent. Nous avons rassemblé, pour notre exposition de l’été 2018, des photographies, des machines et des documents illustrant l’ingéniosité et le courage de ceux qui, depuis le début du XX° siècle se sont lancé à l’assaut du Ventoux. Nous avons été aidé par le Musée Comtadin du cycle de Pernes les fontaines qui nous a prêté un vélo de courses identique à celui de Louison Bobet lorsque le Tour de France 1955 est passé au sommet. Nous remercions notre ami Guy Claverie directeur du Musée de Pernes. Nous remercions aussi notre ami Raymond Henry, historien du cyclotourisme, grand collectionneur et auteur de nombreux ouvrages savants, qui a bien voulu nous prêter un des premiers vélo à changement de vitesse qui permettait sans descendre de sa machine de passer à un plus petit développement en pédalant en arrière !

L’exposition restera en place jusqu’à fin septembre. Le conservatoire est ouvert le mercredi après-midi et le vendredi matin. 

Conception de l’affiche:  Graphijane





Les terrains de rugby sont faits pour les filles

Ne remontons pas à la préhistoire du Jeu, lorsque le nombre de joueurs n’était pas encore fixé et où l’on jouait quelquefois en contournant des arbres.

Depuis la fin du 19° siècle les dimensions d’un terrain de Rugby sont d’environ 100m de long pour 50m de large. Ces règles sont toujours en vigueur et tous les terrains de Rugby de tous les stades du monde mesurent approximativement 100 X 50 m.

Considérons maintenant les mensurations des pratiquants. Nous connaissons grâce à JP. Bodis et à son Encyclopédie du Rugby, la taille et le poids des 15 joueurs de l’Equipe de France de 1908. Leur poids moyen était de 74,8 Kg (79,1 kg pour les avants et 69,3 pour les demis et les arrières). Leur taille moyenne était de 1,74m ( 1,79 pour les avants et 1,69 pour les arrières). Regardons maintenant l’effectif de l’équipe de France de Rubgy à 15 de 2017 (les titulaires du match du 24 Juin contre l’Afrique du Sud). Je trouve une taille moyenne de 1,87m et un poids moyen de 98,7 kg. Une augmentation considérable : 30% pour le Poids et 7% pour la taille. Les professionnels d’aujourd’hui sont donc plus lourds et plus grand que leurs ancêtres de 1908. Ils tiennent beaucoup plus de place sur un terrain et le champ disponible pour les attaquants en est réduit d’autant. On ne voit plus maintenant de jeu d’esquive ou de contournement et les décalages en bout de ligne sont pratiquement impossible. Seule la percée sur une faute de défense peut permettre de franchir la ligne d’avantage.

Pour retrouver le type de jeu qui se pratiquait à l’origine, il faudrait que les terrains soient « ajustés » aux nouvelles dimensions des pratiquants. Une augmentation de 10% de la longueur et de la largeur des terrains paraît être un minimum.

Pour pouvoir profiter d’espaces équivalents à ceux dont disposaient les inventeurs du jeu il faudrait donc porter les terrains à 110m de long et 55m de large … au moins.

On pourra m’objecter que je devrais aussi prendre en compte les qualités athlétiques de ces joueurs. Hélas ! Nous ne connaissons pas celles des rugbymen de 1908, mais je doute fort qu’elles aient été supérieures à celles des joueurs d’aujourd’hui et il est même tout à fait certain que la force et la vitesse des joueurs de 2017 dépasse celles de ceux de 1908.

Comparons maintenant notre équipe de France de 1908 à l’équipe féminine de Nouvelle-Zélande championne du monde 2017. La taille moyenne des joueuses est de 1,7m pour un poids moyen de 80 kg. Elles sont donc un peu plus lourdes (80 contre 74,8. Soit 7% de différence) et un peu moins grandes (1,7 contre 1,74. Soit là aussi 7%, mais dans l’autre sens bien sur) que nos joueurs de 1908. Mais ces différences s’équilibrent et personnes ne trouveraient anormal que des équipes de même sexe présentant des tailles et des poids semblables puissent s’affronter.

Les spectateurs des matchs de la dernière Coupe du monde semblent, dans une large majorité, avoir apprécié la qualité du jeu des féminines et avoir trouvé ce Rugby plaisant et même spectaculaire.

Ce n’est pas étonnant puisque les terrains sont faits pour elles.




La pétanque et Pagnol

Le pays qui a donné la pétanque et le jeu provençal au monde a droit au respect universel.Il a remis en place l’échelle des valeurs vraies. Il a réussi à démontrer aux riches qu’il est plus facile de faire fortune que de faire jeu égal avec son jardinier.

Yvan Audouard raconte Pagnol.