Sur les gradins, on rit…aussi parfois. Un article de C.Bromberger, toujours d’actualité.

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Facétie et moquerie dans les stades de football  –  Christian Bromberger (article publié dans « le monde alpin et rhodanien » n° thématique « la moquerie » 1988)

« Se la Juve è magica, Cicciolina é virgine »

(Inscription relevée à Naples après la victoire en championnat du club de cette ville, en 1987, victoire consacrant la revanche du Sud sur le Nord. (La « Juve » désigne la Juventus de Turin).

Un match de football est un drame à l’issue incertaine, dont le déroulement et le spectacle semblent laisser bien peu de place à la facétie, cette mise à distance amusée de soi, des autres, des événements. Sur le terrain et les gradins, les grands moments de la partie sont empreints de tension ou de liesse, de souffrance ou d’explosions de joie et l’on aurait grand peine à discerner, ici ou là, la trace d’un sourire, complice ou badin, détaché. Avant la rencontre, un silence pesant règne dans les vestiaires où les joueurs se concentrent, tandis que les clameurs et la tension » montent » dans les virages du stade où se regroupent les « commandos » et les « brigades » des supporters les plus ardents. Pendant la partie, les visages des spectateurs sont tendus, crispés, si le sort demeure incertain ou défavorable, tandis que les joueurs souffrent sur le terrain. Au but de la victoire, le monde, d’un coup, bascule : glissades et embrassades des joueurs, joie bruyante dans les gradins, mêlées de supporters formant une vague où les corps, dans le bonheur, se fondent. Selon l’issue du match, la sortie du stade sera lugubre, la nuit, pour les joueurs et les supporters les plus fervents, agités, parcourue de remords, de regrets, ou, au contraire, la fête et le vacarme se prolongeront à travers la ville, jusqu’à une heure tardive.

Ce sont aussi des épisodes intenses, tragiques ou joyeux, que notre mémoire retient des grands matches de football : Battiston abattu par Schumacher lors de la demi-finale du championnat du Monde en 1982, Platini brossant un coup-franc décisif ou brandissant la Coupe d’Europe des Nations, le masque d’angoisse des dirigeants sur le banc de touche, les visages et les corps soudain figés des supporters brésiliens quand Luis Fernandez élimine, d’un « coup de pied au but » (un véritable coup de dés, dans le contexte de la partie) leur équipe du Mundial mexicain. Émotions vives, où le comique dérogerait, comme il déroge et dérange dans les grands genres dramatiques. Or c’est à ceux-ci que se rattache aujourd’hui le match de football, condensant et théâtralisant les valeurs cardinales de l’imaginaire contemporain (le sens de l’effort, l’esprit d’équipe mais surtout la compétition, la chance, l’incertitude des statuts, etc.), opposant « nous » aux « autres », mettant en présence le bien et le mal, la justice et l’injustice, symbolisées par la figure noire de 1′ arbitre (1). Autant d’enjeux essentiels qui entraînent une intense participation et ne prêtent guère à sourire. On ne badine pas avec un match de football. Tel esprit supérieur qui, au plus fort du drame, manierait l’ironie, l’apprendrait vite à ses dépens.

Fondamentalement, la pratique et le spectacle sportifs ne sont pas des histoires drôles. Seul le match de catch, précisément parce qu’il se présente comme l’inversion d’une compétition sportive régulière, est un genre explicitement facétieux : art du simulacre, parodie de lutte, réflexion comique sur un sport sérieux, pantomime burlesque où triomphe le « chiqué » jusque dans les surnoms dont s’affublent les pratiquants ( » L’Ange blanc » face au « Bourreau de Béthune »),(2). Dans les autres sports, la facétie ne fait irruption, sur un mode intentionnel, qu’en marge de la vraie compétition, et dans des proportions fort variables selon les disciplines. La palme revient, dans ce domaine, au rugby, quand d’anciens joueurs organisent entre eux une parodie de rencontre ou quand leurs cadets fêtent joyeusement la « troisième mi-temps »; autant de marques de l’esprit ludique, carnavalesque, qui caractérise les entours de ce sport, autant de pratiques facétieuses quasi inexistantes chez les footballeurs où domine le sérieux du professionnalisme. Ne pourrait-on, à ce sujet, opposer deux points de vue sur le monde, l’un rugbystique, modelé par l’imaginaire de la fête rurale et par les facéties de carabin, le second footbalistique, pétri dans l’univers du travail industriel et urbain ? Même au rugby cependant les épisodes intentionnellement facétieux se situent aux marges de la rencontre (3). Le comique dans un stade où se déroule une vraie compétition ne semble, au premier constat, qu’accidentel ou interstitiel. Vaut-il donc la peine d’explorer cet interstice, d’en mesurer l’ampleur ? A coup sûr, oui.

Non pas tant pour inventorier des textes, des attitudes, des procédés que pour apprécier, à leur juste mesure, les virtualités comiques de l’objet du spectacle et surtout le degré de participation des spectateurs à l’événement.

Communion totale, pour reprendre un cliché journalistique, ou communion parfois légèrement distanciée par le rire et quelques autres attitudes ?

Faisant du jeu un drame, les spectateurs ne font-ils pas parfois du drame un jeu ?

LE MATCH DE FOOTBALL PEUT-IL PRÊTER A RIRE ?

Y a-t-il des sports – des «vrais» – qui, par l’éventail de leurs propriétés, prédisposent davantage que d’autres au comique de situation ?

Cette question paraîtra indûment naturalisatrice à certains sociologues, déniant toute qualité structurelle aux phénomènes pour n’en cerner que les manipulations dans le champ social. Pour eux le rire comme le sens ne seraient que de circonstance, toujours produits, jamais donnés, purement réductibles aux positions qu’adoptent, à leur gré ou à leur insu, les acteurs face à telle ou telle situation. Que le rire soit un point de vue – variable- sur le monde, on en conviendra tout à fait mais on avancera que, dans le domaine sportif qui nous intéresse ici, certaines pratiques recèlent plus de virtualités facétieuses que d’autres. Dans un sprint ou une course automobile, le comique ne peut être qu’accidentel, au sens philosophique comme au sens commun du mot : un coureur de relais qui ne parvient pas à s’emparer du témoin, un coureur automobile qui fait un tête-à-queue sans gravité et se retrouve couvert de paille après avoir heurté les bottes qui bordent le circuit. On notera d’emblée – et ici en parfait accord avec les « contextualistes » – que de telles situations sont perçues et conçues, sur l’axe menant du comique au tragique, de façon radicalement différente selon que l’on est acteur ou spectateur, supporter ou adversaire… Toujours est-il que dans ce type de pratiques sportives les virtualités facétieuses sont limitées et se cantonnent au domaine de l’accidentel.

Le cas du football – comme celui d’autres sports d’équipe, le rugby en particulier – est sensiblement différent, le fortuit et la duperie y tenant des rôles. Essentiels. L’aléatoire, l’imprévisible occupent, en effet, dans ce sport, fondé sur l’utilisation a-normale du pied, de la tête et du torse, une place considérable, non pas accidentelle mais, pour ainsi dire, structurelle.

La complexité technique du jeu (diriger précisément le ballon avec le pied), la diversité des paramètres à maîtriser (la position des partenaires, des adversaires, l’appréciation de la situation) entraînent des situations inattendues, qui rehaussent le piment dramatique du spectacle et suscitent parfois le rire, quelle que soit, par ailleurs, la tension qui pèse sur le match.

Le ballon peut ainsi prendre une direction tout à fait imprévue – parfois celle des buts – après avoir ricoché (« comme au billard», disent les commentateurs) sur des pieds, des jambes, des torses et des têtes qui s’amassent dans la surface de réparation ; l’arbitre peut se trouver sur la trajectoire de la balle et la dévier involontairement (ce qui suscite les bordées facétieuses du public) ; un joueur chevronné peut faire une« superbe toile », « ratant son contrôle » ou sa « reprise de volée » ; un« faux rebond » peut dérégler la stratégie la mieux élaborée et, à rebours, comble de l’aléatoire, un tir raté peut se révéler plus efficace, parce qu’imprévisible, qu’une frappe techniquement parfaite, «comme à l’entraînement ». Autant de situations virtuellement comiques, véritables disjonctions par rapport aux séquences normalement attendues (4). Mais c’est surtout à la duperie et à la ruse, composantes essentielles du jeu, que le match de football doit sa tonalité facétieuse intrinsèque. Le dribble ou la feinte, avec ses variantes plus ou moins sophistiquées (le crochet, le râteau, le petit pont, le grand pont, le lobe, etc.), est un des schèmes fondamentaux de la pratique de ce sport. Le jeu d’attaque et, en particulier, le débordement sur les ailes reposent largement sur cette capacité à tromper régulièrement l’adversaire. Ne dit-on pas, d’un ailier virtuose, qu’il « s’amuse », qu’il «ridiculise » l’arrière qui lui est opposé en lui donnant le « tournis » ? A Marseille, l’évocation de Roger Magnusson, extraordinaire dribbleur suédois, qui participa au doublé (victoire en Championnat et en Coupe) de 1972, suscite ainsi sourire et émotion ; à Naples chaque dribble réussi de Maradona est salué par une ovation où se conjuguent l’enthousiasme et une délectation bouffonne. Et qui ne se rappelle, parmi les amateurs de football, telle feinte emphatique de Pelé, tentant un lobe du centre du terrain pour tromper le gardien de but adverse qui s’était imprudemment avancé ?

Ruse dans le jeu, ruse aussi pour contourner ou faire appliquer en sa faveur les règles du jeu. Le football est sans doute un des sports où la latitude dans l’interprétation des règlements est la plus grande (quand il s’agit d’apprécier, par exemple, si une main est volontaire ou involontaire, un tackle régulier ou irrégulier) et, partant, le rôle dévolu à l’arbitre le plus écrasant. Un tel champ d’incertitude fournit un terrain de choix au simulacre et à la dissimulation. Un sprinter, fût-il le filou le plus madré, ne pourra guère mettre en œuvre sur la piste son penchant pour la ruse.

A l’inverse un footballeur, oublieux du « fair-play », pourra multiplier les artifices pour peser sur l’issue du match et sur les décisions de l’arbitre : en retenant discrètement un adversaire par le maillot, en s’effondrant dans la surface de réparation, terrassé par un coup qu’il n’a pas reçu, simulacre parodique qui suscitera, parmi ses supporters, des appels à la sanction (« Pe-nal-ty »), entrecoupés de sourires entendus, et, parmi ses adversaires, des hurlements scandalisés (« Chiqué »,« Ci-né-ma »). La « comédie » les protestations vertueuses après une faute et avant une sanction, l’emphase pour souligner une irrégularité, la duplicité face à l’adversaire et face à l’arbitre, etc.) est ainsi devenue consubstantielle au jeu, dans des proportions variables selon l’importance de l’enjeu mais aussi selon les styles sociaux, régionaux ou nationaux de la pratique.

La facétie dans un stade s’alimente à bien d’autres registres – nous y reviendrons – qu’aux seules virtualités comiques inhérentes au jeu. Ces virtualités sont, au demeurant, l’objet de réactions contradictoires selon la position que l’on occupe sur le terrain et dans les gradins : berneur ou berné, supporter de berneur ou de berné. Mais le comique passe d’un camp à l’autre, selon les situations, tempérant, par intermittence, le drame. Sous ses différentes figures (irruption de l’imprévisible, duperie par la feinte des joueurs adverses, duperie de l’arbitre par le simulacre ou les dénégations, etc.), ce comique latent est, par ailleurs, plus ou moins apprécié selon les types de public (on ne soulignera jamais assez l’hétérogénéité d’une foule sportive qui ne s’apparente en rien à une meute unanime ou anarchique).

Au sein d’une bande de jeunes, on rira, par exemple, volontiers d’une tricherie à l’insu de l’arbitre : « Champion ! Il te l’a mis (le but) de la main et l’arbitre a rien vu ! », alors que des spectateurs défenseurs de la loi (il en existe même dans les stades) protesteront, l’action litigieuse fût-elle favorable à « leur» équipe.

Mais ce goût pour la facétie du jeu se module surtout selon les traditions régionales ou nationales. Dans un article très suggestif, R. Da Matta note qu’une des propriétés stylistiques du football brésilien est le « jeu de la taille », c’est-à-dire une malice, une filouterie même » (5) visant à esquiver l’adversaire, au lieu de l’affronter directement. Da Matta voit dans cette particularité stylistique l’illustration de « la règle d’or de l’univers social brésilien « consistant », précisément, à savoir s’en sortir, esquiver des situations difficiles, avec tant de dissimulation et d’élégance que les autres en viennent à penser que tout était fort aisé » (6). Le style de jeu apparaît ainsi comme la symbolisation d’un « imaginaire collectif » (7), la dramatisation stéréotypée d’un mode spécifique d’existence. La facétie, la ruse, la malice participent plus ou moins, selon les traditions régionales et nationales, à cette représentation idéale de soi. On les apprécie à Marseille, comme à Naples, où l’on aime le jeu fantasque, le panache, la virtuosité et le spectaculaire (schèmes dominants des imaginaires locaux) ; on y est moins sensible à Turin et à Barcelone, villes industrielles et industrieuses du Nord (tout nord est relatif…), où les feintes répétées, le jeu malicieux sont considérés comme des fioritures inutiles et où l’on valorise surtout l’organisation, la rigueur et l’efficacité. Le  » Juventus stile  » – le style de la Juventus de Turin – est ainsi symbolisé par les trois S :  » Semplicità, Serietà, Sobrietà  » (« Simplicité, Sérieux, Sobriété »), devise inventée et imposée par E. Agnelli, président de la Fiat et du Club des années 20 à la fin des années 50. Le goût variable pour le jeu facétieux, modelé par les imaginaires locaux, influe sur la popularité et la destinée des joueurs : Diego Maradona, virtuose facétieux, voire roublard, s’adapta mal au style du « Barça » (le Football Club de Barcelone) mais réussit pleinement à Naples où on lui reconnaît des origines italiennes (fort incertaines) et l’œil malicieux d’un enfant des quartiers populaires de la ville. La popularité des dirigeants, si elle tient d’abord au succès de l’équipe, repose aussi sur leur capacité à incarner les dimensions imaginaires où l’on se plaît à se reconnaître : la malice et la facétie contribuèrent à la renommée de Marcel Leclerc, président de l’O.M. (8) aux temps les plus glorieux du club (1969-l972). Ainsi se souvient-on encore aujourd’hui qu’au soir du « doublé » historique de 1972 celui-ci plongea dans le Vieux Port, fêtant, sur un mode burlesque, l’exploit de son équipe. L’accueil chaleureux que réserva la population marseillaise, en 1986, à Bernard Tapie tient d’abord aux promesses de renouveau et de succès sportif qu’une telle présence à la tête du club laissait espérer ; mais sa popularité n’aurait sans doute pas été aussi rapide si les qualités que le nouveau dirigeant se plaisait alors à exhiber n’avaient recoupé les stéréotypes de l’imaginaire marseillais ; la devise de Tapie, les trois R., inclut le Rêve, le Risque et… le Rire, contrepoint aux trois S austères de la famille Agnelli. Le goût pour la facétie du jeu, pour la malice des dirigeants… se module ainsi selon une géographie et une sociologie du rire dont l’anthropologie populaire, à défaut de l’anthropologie tout court, se plaît à dessiner les contours.

LA RHÉTORIQUE FACÉTIEUSE DU SUPPORTERISME

« On s’est bien marré au match1 ». Ce constat, plutôt fréquent chez les jeunes supporters, ne signifie pas, sinon occasionnellement, que la partie a été riche en épisodes cocasses mais que l’on a « participé » au match sur un mode emphatique et parodique. On a soutenu son équipe avec ferveur, constance, sincérité mais sans s’interdire un clin d’œil, un excès verbal que l’on juge soi-même excessif, un défi amusé aux autres ou aux siens.

Le match de football se singularise, par rapport à d’autres formes de représentation (sportives y compris : le silence est de mise autour d’un terrain de tennis), par une intense participation corporelle et sensorielle des spectateurs. Le comique, comme le tragique, s’exprime ainsi à travers divers registres (verbal, gestuel, instrumental, graphique, etc.) tantôt associés, tantôt disjointes : voix, commentant la partie, prodiguant encouragements et insultes, entonnant à l’unisson des slogans rythmés et des chants ; instruments (tambours, klaxons, sifflets, trompettes, crécelles…) scandant les encouragements à l’équipe ; gestes et postures codifiés pour signifier l’enthousiasme, le désarroi à des phases bien particulières de la rencontre (lever le bras et tendre la main ouverte – ou le poing – à l’annonce de la composition de l’équipe, sautiller et lever les bras en signe de victoire lors d’un but, etc.) ; gestes descriptifs à l’adresse des adversaires (bras d’honneur,  » cornes  » en Italie stigmatisant l’ennemi comme un mari trompé et protectrices du mauvais sort) ; écriture, ayant pour support des banderoles, où figurent des messages d’encouragement pour les siens, d’insultes pour les autres, ou encore le nom du groupe de supporters auquel on appartient ; écriture aussi, faite de lettres amovibles, permettant de composer plusieurs messages différents au fil de la partie (cette spécialité des tifosi – supporters – italiens suppose une minutieuse programmation); dessins caricaturaux stigmatisant les adversaires ; Emblèmes ostentatoires, aux couleurs du club que l’on soutient : étendards, vêtements, parure (écharpes, perruques, grimages des visages…), ou symbolisant le malheur que l’on souhaite à ses adversaires (tête de mort, masque de diable, cercueil aux couleurs du club rival…).

Ces représentations visuelles et vocales, cette participation mimétique par le corps sont tout à la fois des pratiques de supporterisme et des objets de spectacle pour le public assemblé dans l’espace annulaire du stade, où l’on voit tout en étant vu, où les spectateurs sont aussi acteurs, théâtre dans le théâtre en somme. L’expression de l’engouement pour son club, et de l’inimitié pour les autres, ne s’arrête pas aux limites du stade ; inscriptions sur les murs, banderoles suspendues à travers les rues, ville même parée aux couleurs du club (comme ce fut le cas à Naples, devenu bleu azur après la victoire de l’équipe en Championnat en 1987), cafés et sièges de sections de clubs de supporters où se préparent les panoplies et se prolongent les rumeurs du stade, univers privé que les supporters les plus ardents transforment en une sorte d’autel domestique où ils conservent les reliques de leur participation (billets d’entrée, motte prélevée sur la pelouse du stade…) et des emblèmes de leur équipe (photos, drapeaux, autographes, maillots de joueurs). La joie, la peine, la ferveur, le dépit s’expriment à travers ces différents registres de bruits, de gestes et d’emblèmes ; le rire- plutôt rare – aussi. Selon quelles modalités ?

La parodie

Les comportements des supporters balancent entre le dramatique et le parodique : ambiguïté, frontière incertaine qui se déplace en fonction de l’importance de l’enjeu et de la tournure prise par les événements (une « faute » d’arbitrage, par exemple). Les mêmes insultes pourront ainsi être proférées, selon le contexte, sur un ton de rage ou sur un mode plus bouffon et distancié (tel le rituel  » Enc…  » que scandent les supporters de l’O.M. à l’adresse de l’arbitre) ritualisé, ce qu’elle nous dit et nous montre à travers emblèmes et slogans :

la guerre, l’amour des siens et la haine des autres, la disqualification sexuelle de l’adversaire ; à d’autres moments, plus relâchés, elle glisse vers une mise en scène satirique de ces mêmes thèmes et comportements, rituels au second degré pour ainsi dire. Quels sont plus précisément les caractéristiques génériques et les référents de ces parodies ambiguës qui tout à la fois consacrent et atténuent le drame ? Certaines reproduisent une cérémonie de deuil ; avant une rencontre importante on diffuse un faire-part annonçant sur un mode burlesque le décès de l’équipe adverse ; au début du match les « Ultras» « (9) exhibent un cercueil ou un crucifix aux couleurs du club rival ; quand un joueur adverse est blessé retentit des virages une sonnerie aux morts. La plupart de ces représentations mi-parodiques mi-dramatiques puisent dans le registre de la guerre : étendard (un ardent supporter de l’O.M. me disait être allé à tel match, fait exceptionnel, « en civil »), noms dont se baptisent les groupes « ultras » (« North Yankee Army » occupant le virage nord du stade vélodrome de Marseille,» Warriors », « Fighters », « Legione », « Brigatta », « Falange d’assalto », complétés par le nom du club en Italie), fanfares où retentit, pour soutenir une attaque, une trompette scandant « la charge de la Brigade Légère » ; le choix des mélodies des chants et des rythmes. Des slogans témoignent aussi parfois d’une intention parodique, au moins originelle : Ave Maria de Lourdes, hymne des Sudistes dans le virage sud du stade de Marseille, airs d’opéra de Verdi en Italie, rythmes de slogans politiques (« L’arbitre, salaud, l’O.M. aura ta peau ! », « Qui c’est les plus forts, les plus forts c’est l’O-M. ! » à l’instar du soixante-huitard « Ce n’est qu’un début, continuons le combat! »). La parodie est plus explicite encore quand les supporters opèrent intentionnellement un changement de registre, une disjonction sémantique ou stylistique, au cours d’un même message : on le voit dans les faire-part où la mise en bière suscite la joie ; on repère ce même procédé dans le slogan suivant scandé d’abord mezzo voce : « Oh ! l’arbitre, écoute la voix du seigneur ; Enc… « , ce dernier terme, on le devine, étant hurlé à pleine voix, ou encore dans ce chant fraternel transformé par les « Ultras » marseillais en chant de guerres à venir : « Ce n’est qu’un au revoir Paris, Ce n’est qu’un au revoir ! ». On saisit aussi cette intention parodique quand tel supporter achève chaque salve d’applaudissements par un bras d’honneur. La parodie se prolonge, à l’extérieur du stade, en un amalgame facétieux quand des lycéens et étudiants scandent sur La Canebière en décembre 1986 : « Devaquet, salaud, l’O.M. aura ta peau ! ».

Tous ces procédés témoignent, à des degrés divers, d’une distanciation satirique mais conservent une profonde ambiguïté : ils se fondent sur l’entrecroisement amusé de genres qui, eux, n’ont rien de facétieux (la cérémonie de deuil, la guerre, le rituel religieux…), et dont on aurait bien tort de croire qu’ils sont convoqués ici arbitrairement) ; ils se signalent, par ailleurs, au fil du match par leur précarité : quand la tension devient trop vive l’écran facétieux tombe d’un coup, laissant la place à une violence ritualisée – symboles et insultes reprennent alors leur sens propre – et, beaucoup plus exceptionnellement – quoi qu’on craigne -, à une violence en action.

L’emphase

Trait définitoire du supporterisme, l’excès de participation balance aussi entre dramatisation et mise en scène satirique de soi. Grimages, vêtements, parures aux couleurs du club symbolisent une adhésion et une identification sincères à l’équipe, qui se conjuguent souvent avec une exagération consciemment bouffonne. Ainsi l’accoutrement de certains supporters tient-il tout à la fois de la panoplie guerrière et de la mascarade carnavalesque, où le trait est grossi jusqu’à la démesure : perruques et chasubles aux couleurs criardes, profusion d’emblèmes arborés fièrement tout autant pour encourager son équipe que pour paraître (1l), sur un mode facétieux, aux yeux de ses voisins. Postures, gestes sont parfois aussi marqués du sceau d’une emphase volontairement caricaturale. Il en est ainsi dans le haut des virages du stade – ces hauts lieux du véritable supporterisme – quand l’équipe que l’on soutient marque un but : cris de joie sincères, embrassades puis mêlée indescriptible (les jeunes supporters dégringolent alors les uns sur les autres, caricaturant leur liesse). Emphase visuelle aussi, facétieuse à souhait, à l’extérieur du stade : non seulement les murs des quartiers populaires de Naples ont été peints en bleu azur mais aussi les panneaux de signalisation. Emphase dans l’insulte, profondément ambiguë, à la limite du rire grinçant et du tragique, quand les tifosi scandent à l’adresse d’un joueur adverse blessé « Devi morire ! ». Emphase dans les louanges que l’on adresse à son équipe, non sans connivence amusée par l’énormité des métaphores que l’on file : « Napoli alza gli occhi e guarda il cielo : è l’unica cosa piu grande di te » (« Naples lève les yeux et regarde le ciel : c’est la seule chose qui soit plus grande que toi ») ; « Azzuri siete la decima di Beethoven ! » («Bleus azur vous êtes la dixième de Beethoven ! «), lit-on, par exemple, sur des banderoles suspendues dans les rues de Naples. Emphase enfin – nous y reviendrons – dans la provocation et la disqualification de l’adversaire, qui s’alimente à un rire corrosif et grinçant.

Le degré zéro du supporterisme se traduirait par de simples applaudissements ponctués de « Vive… « ,  » Bravo  » et de « A bas… »,  » A mort… » et autres expressions conventionnelles. Parodie et emphase délibérée expriment un écart, une prise de distance par rapport aux sentiments graves que l’on éprouve. Le temps incertain d’un rire, souvent grinçant, dont le jeu de mots est un des ressorts majeurs.

Si le football est un jeu métamorphosé en drame, l’esprit ludique resurgit, par intermittence, dans les gradins, à travers le jeu verbal. Jeu sur la forme des mots pour produire un nouveau sens, jeu sur le sens des mots pour produire une nouvelle forme. Calembours et « à-peu-près » (ou paronomases), d’une part, assignations facétieuses d’un sens par attraction homonymique, métaphores, métonymies…, de l’autre, substitutions ludiques du sens conventionnel des mots. Dans les deux cas, comme dans la parodie, le comique repose sur le « télescopage » de registres que la logique inhérente à la langue et l’expérience quotidienne dissocient (12). Parenthèse dans le temps, l’espace et les normes de tous les jours, l’effervescence du stade se prête tout particulièrement à l’invention et à l’expression dé ces « courts-circuits » de la pensée.

Fournissons quelques exemples de ces jeux de mots qui prennent souvent la forme d’inscriptions sur des banderoles ou sur les murs de la ville. A Marseille, La passion pour l’O.M. va de pair avec des sentiments d’hostilité très marqués contre Toulon (les rencontres entre les deux clubs, se disputant le leadership régional, prennent la forme de «derbies» explosifs), contre Paris, perçu comme une capitale arrogante, « foyer de racisme antimarseillais » et, depuis 1986, contre Bordeaux, érigé en pôle répulsif par excellence à la suite d’une série de différends entre présidents, joueurs et publics respectifs. C’est aux équipes de ces différentes villes que les supporters de l’O.M. mitonnent l’accueil le plus corrosif: crucifix, cercueils, lazzis brandis à leur intention. Le nom du président des Girondins de Bordeaux, Bez, prête à un court-circuit sémantique facile, que ne manquent pas d’exploiter les porteurs de banderoles : « O.M. te Bez », pouvait-on lire sur l’une d’entre elles, ces différents mots étant répartis astucieusement sur un phallus qui en formait le fond pictural. Voici plus élaboré, reposant sur des paronomases et un morcellement du signifiant :

« J’O.M la Bouillabez », légende d’une caricature de la tête du président Bez, représenté avec des dents de morse. Les initiales peuvent fournir le support de ces reconstructions sémantiques facétieuses, stigmatisant, c’est un trait fréquent, nous y reviendrons, le manque de virilité de l’adversaire : »P.S.G.

(Paris Saint-Germain) – Petits Soutiens-Gorge », calembour agrémenté d’un dessin évocateur…

En Italie, les Napolitains manifestent une hostilité très vive envers les clubs du nord du pays, qu’ils jugent méprisant et dominateur, et en particulier contre la Juventus de Turin, symbole d’une gloire arrogante à la mesure du phénomène industriel (Fiat) qui l’a modelée. Le nom de la famille présidente de l’entreprise, Agnelli, prête à l’équivoque homonymique, transformée en moyen de dérision par les supporters napolitains. Ainsi dans l’inscription suivante consacrant la victoire en championnat du Calcio Napoli sur son prestigieux rival : « meglio come il ciuccio che come gli agnelli » (« Mieux vaut être comme l’âne – emblème du club napolitain- que comme les agneaux »). Autres temps forts de la dérision, les matches de Coupe d’Europe, où la disqualification de l’équipe adverse emprunte aussi volontiers le biais de la paronomase ou du calembour. Recevant Bordeaux à Turin en 1985, les « juventini » (supporters de la Juventus) scandaient « Brigitte Bordeaux », hommage dérisoire à la grâce inefficace de leurs adversaires. »Accueillant » l’Ajax d’Amsterdam, en avril 1988, des supporters de l’O.M brandissaient une banderole où était inscrit « L’O.M. dissout l’Ajax » (collusion homonymique avec la marque de lessive), prétention rapidement démentie par le déroulement de la partie. Ces mêmes procédés ludiques et méta-linguistiques sont aussi utilisés pour se référer à soi et aux siens, non seulement pour dénigrer les joueurs défaillants de l’équipe que l’on supporte (ainsi, en 1985-86, l’O.M. comptait dans ses rangs un Danois, Kenneth Brylle qui ne fit pas de miracles ; le public populaire, rapidement désenchanté, le surnomma « Canette » !) mais aussi sur un mode laudatif où l’emphase n’exclut pas le sourire : le second club de Turin, le « Torino », s’est donné pour emblème le « toro » (taureau) ; quand Joseph-Antoine Bell, gardien de buts de l’O.M., réalise une parade spectaculaire, on peut entendre dans les gradins du stade-vélodrome: « C’est Bon-Bell ! », etc.

Jeux sur la forme, jeux facétieux aussi sur le sens pour fustiger – ou parfois pour vanter, par dépit – l’équipe adverse, que l’on assimile volontiers à l’un des emblèmes de la ville qu’elle représente. « Retourne à la mine ! », crie-t-on pour conspuer un joueur lensois ; « Figatelli ! » hurle-t-on à Olmeta, bouillant gardien corse du Matra Racing de Paris  » En cage les canaris ! « , aux joueurs nantais qui portent un maillot jaune, point de départ de cette chaîne de métaphores. « C’est du pur porc ! » , constate-t-on avec un sourire amer quand Strasbourg marque un but à l’O.M., etc.

Comme les jeux sur la forme, les jeux sur le sens peuvent être mis à profit pour dénigrer ceux qui, parmi les siens, ont démérité. En 1987 l’O.M.

recruta un solide milieu de terrain, Delamontagne, dont les exploits ne furent pas à la mesure de ce que suggérait son nom aux esprits facétieux ; des supporters le rebaptisèrent « Delacolline ». Ces associations ludiques de significations et de situations peuvent aussi être à l’origine des emblèmes que se sont donnés les clubs : ainsi les supporters de Toulon brandissent-ils un drapeau orné d’une superbe rascasse.., et ceux de l’équipe nationale suisse des cloches qu’ils agitent pour ponctuer les actions offensives ou fêter un but victorieux. Les figures facétieuses de style peuvent enfin pimenter les commentaires, qui ne se limitent pas à des invectives, des expressions laudatives ou à des constats bruts ; y fleurissent l’antiphrase, la métaphore, distanciations amusées de l’événement : quand un joueur dégage le ballon « dans les nuages » pour éloigner le danger, un spectateur ponctue l’action d’un « Oh ! le poète ! » ; quand un autre joueur se signale par sa lenteur, mon voisin d’un soir commente : « T’est sûr qu’il est pas Suisse ; il attend 20 ans pour faire une passe ».

Que nous dit, au fond, des enjeux symboliques du spectacle sportif cette rhétorique facétieuse – et sporadique – des supportersÊ? Au-delà des figures qu’elle met en œuvre, peut-on en dégager l’armature sémantique et les fonctions qu’elle remplit dans la trame du drame?

CE QUE MOQUERIE VEUT DIRE

Moyen corrosif de disqualification de l’Autre, la moquerie consacre et atténue tout à la fois l’intensité du drame. Elle la consacre car la parodie, l’emphase, les jeux verbaux s’épanouissent d’autant plus que l’adversaire est redoutable et que l’hostilité que l’on éprouve pour lui est forte. Ici, comme ailleurs (13), on rit d’abord de ce que l’on craint : du leader du championnat, d’une équipe honnie à la suite d’une longue tradition d’inimitié, de la vedette adverse, d’autant plus brocardée que menaçante et impériale, ou encore des siens quand la honte subie devient insupportable. Par là même le rire exorcise partiellement le drame, substituant le farcesque au tragique, la dérision à l’expression violente des sentiments ; il joue donc une fonction cathartique mais demeure pour cette raison empreint d’une profonde ambiguïté. Comme un mythe, le match, les passions, les commentaires qu’il suscite peuvent « à la fois parler de choses graves et faire rire ceux qui les écoutent »(14). Et ce rire demeure d’autant plus grinçant qu’il prend pour objets ou médiums des choses graves: la mort, le sexe, l’identité de l’Autre.

Deux fois par an, le derby entre le F.C. Torino et la Juventus de Turin, les deux clubs rivaux de la métropole piémontaise, constitue un des sommets du championnat italien. L’antagonisme entre les deux clubs est d’autant plus fort que chacun d’eux représente un univers social et culturel bien distinct. Le « Toro », c’est le local, un vieux prolétariat de souche, une population autochtone qui s’arc-boute sur son identité et sur la gloire révolue de sa cité. La passion « grenat » (la couleur dominante du club) s’enracine fortement dans la célébration du passé ; avant-guerre et dans l’immédiat après-guerre, le « Toro » était une des équipes phares du championnat italien ; en 1948, elle remportait pour la sixième fois le Scudetto (écusson, symbolisant la victoire en championnat) mais un événement tragique devait mettre un terme à cette période de splendeur: le 4 mai 1949 l’avion qui transportait les joueurs s’écrasait près de Turin, sur la colline de Superga ; depuis, chaque année, les supporters du « Toro » effectuent un pèlerinage sur le site du drame. La « Juve » représente, elle, un tout autre univers ; à la nostalgie du passé que symbolise le « Toro », elle oppose la superbe d’une équipe victorieuse, riche, au rayonnement universel, à la mesure de l’entreprise industrielle qui la soutient. Les supporters bianconeri (blancs et noirs) sont des ouvriers de la Fiat, souvent immigrés d’Italie du Sud, et des milliers de tifosi répartis à travers la région piémontaise, l’Italie et le monde, pour qui le club symbolise un modèle de réussite. Ainsi, pour camper grossièrement les choses, le « Toro » (qui évoque le nom et la puissance de la ville) et la Juventus (où s’efface la référence à Turin) s’opposent comme le local à l’universel, le passé au présent et au futur, l’infortune à la fortune… Dans un tel contexte d’opposition et de proximité spatiale, les passions s’exacerbent et les moqueries fleurissent comme jamais lors des rencontres entre les deux clubs. En ces occasions, les deux immenses virages du Stadio comunale constituent deux territoires nettement symbolisés: la Maratona est le fief des supporters du « Toro », la Filadelfia celui de la tifoseria bianconera.

D’un virage à l’autre fusent les insultes et les lazzis, scandés à tue-tête, inscrits sur des banderoles, composés à l’aide de lettres amovibles ou s’exprimant à travers un code de couleurs ; cette joute parlée, écrite et visuelle s’organise selon un crescendo, les offenses et les moqueries devenant au fil du scénario plus blessantes. On se traite d’abord mutuellement de lapins (« Conigli »), symboles de couardise; on stigmatise les échecs passés ou récents de l’équipe adverse : « Un miraclo non c’è stato e l’Hadjuk vi ha eliminato. » (« Il n’y a pas eu de miracle et l’Hadjuk (club de Split en Yougoslavie) vous a éliminé! », allusion à l’échec du« Toro » en Coupe d’Europe), ( » A noi le coppe, a voi sul culo le toppe ! » (« A nous les coupes, à vous les pièces [ravaudées] sur le cul ! ») disent des messages arrogants des tifosi de la « Juve » à l’intention de ceux du Torino.

A ces provocations, les supporters du « Toro » répondent par des tocades stigmatisant le ridicule atavique des joueurs de la Juventus : (« Gobbi, il pranzo é servito ! » (« Bossus, le repas est servi ! »), allusion aux casaques que portaient jadis les joueurs de la « Juve » et qui leur conféraient l’apparence de bossus quand l’air s’y engouffrait ; aujourd’hui démotivée, l’insulte fustige les tares que l’on attribue conventionnellement au bossu : malignité, esprit retors, aptitude à capter une chance imméritée. Mais surtout ils organisent un somptueux spectacle-défi en se parant successivement de grenat (leur propre couleur) puis de violet, de jaune et de bleu, couleurs symbolisant les clubs ennemis (Florence, Vérone) de leur adversaire, lui rappelant ainsi le capital d’inimitié qu’il suscite à travers le pays. Le ton montant, les supporters stigmatisent les vedettes du club adverse: aux Juventini qui disqualifient junior, le joueur brésilien du Torino, pour la couleur de sa peau (« Junior, lavati con Lip !», « junior, lave-toi avec Lip ! », une marque de lessive), les tifosi du «Toro» répondent en discréditant Serena pour son appât pour le gain (« Serena, puttana, Î’hai fatto pet la grana !», « Serena, putain, tu l’as fait pour le blé ! »,l’avant-centre international ayant quitté le Torino pour la Juventus, acte de « trahison », source d’amertume pour la tifoseria granata). Le défi moqueur atteint son paroxysme quand les supporters rappellent les épisodes les plus tragiques de l’histoire du club adverse. Quand les«juventini» exhibent une banderole où est inscrit: « Grande Toro, ti preghiamo :si prendi Î’aero, te lo pagiamo noi » (« Grand Toro, nous t’en prions : si tu prends l’avion, c’est nous qui te le payons », rappel moqueur du drame de Superga), les tifosi du Torino répliquent immédiatement :

((Animali, con voi Bruxelles é stato troppo onesta.’» («Animaux, Bruxelles a été trop bonne pour vous ! », évocation sarcastique du drame du stade du Heysel)(15).

Ces moqueries grinçantes et tant d’autres glanées au fil des matches soulignent, à la façon de caricatures, les enjeux saillants – sinon les plus fondamentaux – d’une rencontre de football: la célébration de l’identité locale, qui s’alimente à la dévalorisation de l’adversaire, appelle de ses vœux sa mise à mort symbolique, et l’exaltation de la virilité. Ces stigmatisations atteignent leur maximum d’intensité dans deux cas de figure, partiellement combinés lors des confrontations Toro-Juve ; dans le premier cas, l’excès de moquerie sanctionne la rivalité avec l’adversaire le plus proche, avec qui l’on dispute le leadership régional (d’où ces derbies passionnés où fusent les lazzis de part et d’autre du stade)(16) ; dans le second cas il vise le club plus prestigieux ou représentant la ville perçue comme la plus dominatrice.

A Marseille ce sont, on l’a dit, Toulon, les clubs parisiens et Bordeaux qui sont l’objet des stigmatisations les plus féroces. A Naples, Avellino, rival méridional, mais par dessus tout la Juventus de Turin, symbole arrogant de la réussite septentrionale, sont les cibles privilégiés des quolibets.

Mais quelles qu’en soient l’intensité et la fréquence, ces moqueries puisent à peu près toutes aux mêmes registres. Un grand nombre vise à disqualifier sexuellement l’adversaire, ravalé au rang d’un « enc… », d’une « Mademoiselle », nous rappelant que le stade est un lieu où se joue et se rejoue – selon une périodicité fixe et par le biais de la participation mimétique – l’identité masculine sur le mode du défi. Beaucoup de lazzis, par ailleurs, stigmatisent l’adversaire comme participant des marges de 1’« humanité », érigeant par là même la ville que l’on soutient en centre de l’oekoumène ; sont mis en œuvre, dans ce registre, les stéréotypes ethniques et régionaux, les oppositions entre le Nord et le Sud, l’ici et l’ailleurs, le blanc et le noir. Les supporters de Vérone accueillent l’équipe de Naples en brandissant une banderole où est écrit « Benvenuti in ltalia. » (« Bienvenue en Italie ! »), offense à laquelle les Napolitains répondent, avec ironie, après leur victoire en championnat : « Milano, Torino, Verona :

Questa è l’ltalia ? Meglio essere Africani » (« Milan, Turin, Vérone, c’est ça l’Italie ? Mieux vaut être Africain ! « ) ou encore : « L’Africa del Sud batte l’Africa del Nord ! » (« L’Afrique du Sud bat l’Afrique du Nord ! »). Rares exemples où l’ironie, reprenant à son compte le stigmate pour mieux stigmatiser le stigmatiseur, supplante les moqueries les plus blessantes fustigeant l’Autre dans ses différences et a fortiori dans son apparence (« Va te faire blanchir ! Retourne dans ta brousse! », entend-on, par exemple, à l’adresse des joueurs noirs de l’équipe adverse). Et on a vu, par ailleurs, que nombre d’insultes sont des variations sur le thème du sacrifice de l’adversaire.

Au fil du match, la moquerie la plus acerbe, puisant aux mêmes registres formels et sémantiques, peut progressivement changer de cible, si l’équipe que l’on soutient se fait humilier, abdiquant le sens de l’effort, la ferveur, la « conviction ». Des quolibets cinglants, variations sur la virilité déchue, soulignent et dissimulent tout à la fois le dépit que l’on éprouve : « Allez jouer aux billes ! », « Va faire le tapin ! ». On en vient à applaudir l’équipe adverse pour fustiger les siens et, parodie suprême, à plaquer sur le rythme des slogans d’encouragement des commentaires dérisoires. »Il-a-cen-tré », »Il-a-passé ! » scandera-t-on, par exemple, sur le même air et le même rythme que le « On-a-ga-gné ! » qui symbolise une victoire. Parfois, au comble du dépit, le supporter se prend lui-même pour objet de dérision, tel ce spectateur déçu par une défaite de l’O.M. et lançant à ses comparses :

« On aurait mieux fait d’aller au restaurant ; on se serait peut-être fait Claudine !« . Amusement de soi-même, qui prend un tour philosophique, quand tel spectateur se donne en spectacle, brandissant une pancarte où l’on peut lire : »Mamma sono qui »  » Maman, Je suis là »),réflexion bouffonne sur l’anonymat du supporter. Amusement encore détaché de soi-même quand les supporters ironisent sur leur propre joie au lendemain de la victoire, tels ces Napolitains inscrivant sur les murs de la ville : « Si chiste è nu suonn, nun me scetate ! » (« S’il s’agit d’un rêve, ne me réveillez pas ! »). Et, au total, amusements, facéties, moqueries différenciés selon les types de public réunis dans le stade si bien que les attitudes ferventes des uns peuvent susciter le sourire des autres ; tel est fréquemment le cas quand les spectateurs des tribunes regardent, au début de la partie, les démonstrations belliqueuses des Ultras groupés dans les virages ; les premiers s’amusent d’une mascarade ; pour les seconds le drame l’emporte sur la parodie. Et, à l’inverse, au cours de la partie, les moqueries lapidaires ou les facéties outrées, pauses dans le drame, fuseront des virages tandis que les spectateurs des tribunes centrales conserveront un comportement guindé.

On aurait tort de voir dans le spectacle sportif l’expression de pulsions archaïques ou la grossière mise en œuvre d’un processus d’aliénation.

Comme l’écrit justement A. Ehrenberg, « si le sport rend parfois les masses folles, s’il les met en extase ou en furie, il ne les aliène pas plus qu’il ne les fait régresser » (17). La participation intense au match de football est à la mesure des enjeux symboliques que celui-ci condense aujourd’hui: le culte de la performance, de la compétition, de la solidarité, le rôle de la chance dans les destinées individuelles et collectives, l’affirmation des valeurs viriles, des identités sociales et locales, etc. Cette participation sincère est, contrairement à ce que suggère une psychologie sommaire, fortement codifiée et ritualisée, et n’exclut pas une mise à distance sporadique de l’événement, de ses propres sentiments et du rituel lui-même. La facétie occasionnelle du jeu, la rhétorique moqueuse sur le jeu et les joueurs tempèrent ainsi, par intermittence, l’intensité du drame. Si les quolibets les plus cinglants soulignent l’acuité des enjeux, par le même mouvement et par leur outrance stylistique ils en relativisent la portée. Ils nous rappellent aussi que les spectateurs d’un match de football ne sont pas plus que quiconque des « idiots culturels » (18), prisonniers de leurs croyances, de leurs rites, aveugles sur leurs pratiques, et que la ferveur n’engendre pas nécessairement l’illusion. Ecart stylistique, réflexion acerbe sur des thèmes graves, la facétie, la moquerie introduisent une distance au rituel qui, comme dans la religion romaine, fait encore partie du rituel (19)

Christian BROMBERGER

Notes

(1) Sur les significations de l’engouement pour les matches de football voir en particulier, C.BROMBERGER avec la collaboration de A HAYOT et J.M. MARIOTINl, Le match de football – Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1995

et A.EHRENBERG, « Des stades sans dieux « , Le Débat, n° 40, mai 1986, pp. 47-61.

(2) Cf LAMOUREUX,  » Le jeu du catch : le sport et son spectacle », Éthnologie Française, XV, 1985, pp, 345-358.

(3) Dans l’actuel championnat de rugby seuls les joueurs du Racing Club de France introduisent occasionnellement la facétie sur le terrain, en se grimant ou en portant un nœud papillon.

(4) Sur la disjonction comme ressort de Î’histoire drôle voir V. MORIN, «L’Histoire drôle », Communications, 8, (Recherches sémiologiques. L’analyse structurale du récit), pp. 102-119.

(5) R. DA MATTA, « Notes sur le futebol brésilien », Le Débat, n° 19, février 1982, p. 71

(6) Ibid.

(7) Au sens que M. VOVELLE (Idéologies et mentalités, Paris, Maspero, 1982) donne à cette expression : non pas la façon dont les hommes vivent mais la façon dont ils se plaisent à raconter leur existence.

(8) O.M.: olympique de Marseille.

(9) « ultras » : groupe de jeunes supporters les plus extrémistes et les plus démonstratifs.

(10) C’est une tendance dans certains travaux sociologiques de reléguer au rang de phénomènes négligeables ces thèmes et ces métaphores qui parcourent le spectacle sportif. On ne voit guère au nom de quoi on pratiquerait un tel ostracisme analytique. Il est toujours intéressant de cerner, dans les travaux de sciences sociales, où les chercheurs posent la limite entre des phénomènes qui seraient pourvus de sens et d’autres qui en seraient dénués.

(11) Le souci de paraître chez les supporters les plus ardents a été bien analysé par A. EHRENBERG, « La rage de paraître », in L’amour foot, Autrement, n° 80, mai 1986, pp, 148-158.

(12) Sur ces « télescopages » et ces «courts-circuits », ressorts du comique, voir R BASTIDE, « Le rire et les courts-circuits de la pensée », in Echanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss (J.POUILLON et P.MARANDA, éd.), La Haye, Paris, Mouton, 1970, t. Il, pp. 953-963.

(13) Par exemple chez les Chulupi. Voir P. CLASTRES, La Société contre l’état, Paris, Editions de Minuit, 1974 (Chap. 6. «De quoi rient les Indiens ? »).

(14) P. CLASTRES, op. cit., p. l13.

(15) Lors de la finale de la coupe d’Europe des clubs champions, Liverpool-Juventus de Turin, le 29 mai 1985 à Bruxelles, des incidents provoqués par des supporters anglais entraînèrent la mort de 39 personnes (en majorité des tifosi de la «juve »).

(16) On retrouve là un équivalent des moqueries de clocher et des stigmatisations qui prennent la forme de blagues entre populations régionales proches (voir, sur ce thème, D. FABRE et J.LACROIX, « L’usage social des signes », in Communautés du sud, D. FABRE et J. LACROIX, éd., Paris, U.G.E., 1975, pp. 564-593, C. BROMBERGER, « Les blagues ethniques dans le nord de l’Iran. Sens et fonctions d’un corpus de récits facétieux », Cahiers de Littérature orale, n° 20, 1986, pp. 73-101).

(17) A. EHRENBERG, « Des stades sans dieux» (op. cit.), p. 58.

(18) H. GARFINKEL fustige sous cette expression le rôle que font tenir certains sociologues aux acteurs sociaux (voit A. COULON, L’Ethnométhodologie, Paris, P.U.F.(Que sais-je ?), 1987, p. 50).

(19) J’emprunte cette formulation à F. HERAN, « Le rite et la croyance », revue Française de Sociologie, XXVII, 1986, pp. 231.263), note critique très suggestive consacrée à des ouvrages d’histoire et de sociologie des religions. Voir dans le même sens M. DOUGLAS, De la souillure, Paris, Gallimard, 1971, p. 24 : « L’anthropologue attend pour le moins des primitifs qu’ils célèbrent leurs rites avec révérence. Comme le touriste libre-penseur en visite à Saint-Pierre, il est choqué par le bavardage irrespectueux des adultes, par les enfants qui jouent aux galets sur les dalles de pierre ».